Entretien avec Anup Singh (suite)

Cette semaine, les salles françaises accueillent Qissa (le secret de Kanwar), film indien du réalisateur Anup Singh. Il aura fallu douze années de labeur au réalisateur pour le produire, dont cinq consacrées à la recherche de fonds. Finalisé, le film a fait le tour de plusieurs festivals dont celui des cinémas d'Asie de Vesoul, où il a été primé par l'Inalco ... L'occasion pour nous de l'interviewer.
Anup Singh

Comment présenteriez-vous l’histoire de Qissa ?

Nous sommes en 1947. La Partition crée un réfugié : Umber Singh. Il a trois filles. Il s’aperçoit qu’il a perdu sa maison, perdu sa terre, aussi, et ne comprend pas où est passé son pays. Son pays a disparu. Extrêmement chagriné et amer, il s’en va et se demande ce qui l’attend, quel sera son avenir, sachant que son passé, lui, a disparu, est en miettes. Et quand il voit ses filles, il se dit qu’elles ne pourront pas perpétuer sa lignée. « Comment me survivre à moi-même, moi qui ne suis plus rien ? » Un réfugié, ça ne vaut rien. Et comme il ne se comprend pas lui-même, n’arrive pas à se donner une identité, il cherche quelqu’un qui puisse lui construire cette identité. Ce quelqu’un, c’est sa lumière dans l’obscurité. Or cette lumière, c’est une fille. Et une fille ne peut pas créer de lignée. Il va donc l’élever non pas comme une fille, mais comme un garçon. Et cette faute va avoir des conséquences, qui sont le sujet du film : comment elles aggravent la situation et détruisent leurs vies. Quand nous croyons avoir notre destin fermement en main, ce même destin nous revient en pleine face et nous assène une telle gifle qu’elle nous anéantit.

Pourquoi avoir choisi de tourner votre film en pendjabi ? Cela ne risque-t-il pas de compliquer la sortie du film au niveau national ?

Si, certainement. Si j’ai mis 12 ans à faire ce film, cela tient pour beaucoup au choix de la langue. On me disait qu’en hindi, mon film serait montré partout. Mais je trouve – et l’on revient à cette notion de frontière – que chaque langue a ses intonations propres, son charme particulier, sa musique. Et je me suis dit que si l’on voyait des Pendjabis à l’écran, dans des paysages du Pendjab, dans des tenues du Pendjab, et que ces gens parlaient hindi, il y aurait une dissonance par rapport au cadre environnant et à sa musique.
 
J’ai toujours demandé aux acteurs de parler dans une langue qui fasse écho à l’air ambiant, à la végétation et aux montagnes de l’arrière-plan. Tout cela doit s’accorder. Car c’est la langue qui leur donne leur propre son. La langue fait ressurgir la musicalité créée par nos ancêtres et ce que nous avons enfoui au plus profond de notre inconscient. C’est quelque chose de primordial pour moi. C’est pourquoi je n’ai jamais pensé faire ce film en hindi ou en anglais, ce qu’on m’avait suggéré pour toucher un public encore plus vaste.

Mais vous avez confié les deux rôles principaux à Irrfan Khan et Tilottama Shome, qui sont originaires du Rajasthan et du Bengale respectivement. Je ne savais pas qu’Irrfan Khan parlait pendjabi.

Il ne le parle pas, en fait.

Alors comment avez-vous fait ?

C’est très amusant et cela rejoint l’idée que je me fais du Pendjab. Comme vous le savez, le Pendjab est une région de l’Inde qui a toujours été ouverte sur l’extérieur. Les peuples qui nous ont conquis sont tous arrivés par le Pendjab. Tous les marchands, les caravanes sont arrivés par le Pendjab. Les bouddhistes sont arrivés et repartis par le Pendjab et l’arrivée du soufisme en Inde elle aussi s’est faite par le Pendjab. Cette région a donc toujours été comme un caravansérail où se croisaient des gens de tous pays, venus de Chine, d’Iran, d’Iraq, de Turquie, de Mongolie, d’Espagne... Le Pendjab est donc une région qui s’est considérablement étendue. Et vous seriez surpris d’apprendre que la langue pendjabie comporte aujourd’hui encore des mots qui viennent du chinois ou encore du persan, du mongol ! Le pendjabi est une langue très curieuse, avec des mots venus d’ailleurs dans la langue courante. C’est quelque chose que je trouve formidable : nous parlons une langue qui inclut le monde entier. Nous n’avons exclus personne.
 
L’autre chose, c’est le soufisme, qui est très important pour moi. Les soufis ont apporté une chose en Inde, en dehors de leur immense héritage poétique, intellectuel et philosophique : c’est la parabole, ou qissa. Imaginez une histoire d’amour entre un homme et une femme qui se rencontrent pour la première foi et tombent amoureux l’un de l’autre. Or ils sont originaires des deux rives d’un fleuve. En général, c’est l’homme qui est l’étranger ; la femme, elle, est sur place. Mais il y a ce fleuve qui les sépare. Le sens de cette parabole, dans la pensée soufie, est que l’âme humaine est toujours reliée à l’extérieur, d’une façon ou d’une autre. Un extérieur inconcevable, que nous appelons l’Âme suprême. Il y a un lien entre l’âme humaine et l’au-delà, quelle que soit notre façon de l’envisager. Pour moi, c’est ce qui se trouve au-delà de la frontière, cette frontière érigée par l’homme, ou celle du fleuve, si vous préférez : l’amour. Et c’est donc cet amour, par-delà la frontière, que je cherche à évoquer.
 
Quand je parle à Irrfan Khan, par exemple : est-il hindou ? musulman ? chrétien ? Pendjabi ? Marathe ? En tant qu’acteur, où se situe sa frontière ? Je trouve qu’Irrfan Khan est un artiste qui ne cesse de transcender ses propres limites. Et ce que je cherche à montrer dans mon film, cet amour situé au-delà de la frontière, je l’ai trouvé chez Irrfan. L’amour qu’il porte à son art se situe au-delà des limites de l’intellect. Au-delà des limites de sa religion. Au-delà des limites de son sexe. C’est pour cela que je le considère comme un artiste tout à fait unique. Je n’en vois pas d’autre comme lui actuellement en Inde. C’est pour cela que je l’ai fait jouer dans mon film. Le thème de mon film et sa façon d’être au monde coïncident parfaitement.

Propos recueillis par François-Xavier Durandy.
Cette interview est disponible en vidéo (hindi) sur demande.

Mots-clés : 

Région(s) du monde

Asie et Pacifique