Intervention d’Hervé Barbaret, Directeur Général de l’Agence France-Muséums, lors du colloque « Chouchi, la Perle du Caucase » (11 et 12 décembre 2023)

22 décembre 2023

Fondation

Les 11 et 12 décembre derniers avait lieu le colloque « Chouchi, la Perle du Caucase » qui inaugurait formellement le programme de documentation et de préservation du patrimoine arménien.
Hervé Barbaret
Hervé Barbaret © Anaëlle Raguet‎
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Ce programme a pour objectif de recenser et de documenter sur une période de cinq ans le patrimoine monumental arménien en péril. Mis en œuvre par l’association Hishatakaran, basée en Arménie, il est porté scientifiquement par l’Inalco et coordonné par la Fondation Inalco.

A cette occasion, Hervé Barbaret, Directeur général de l’Agence France-Muséums et membre du Conseil d’administration de la Fondation Inalco, a accepté de prendre la parole lors de la clôture institutionnelle du colloque. 

Retour sur cette intervention ! 

Il est toujours difficile d’intervenir en fin de colloque, lorsque toutes les personnes savantes ont approfondi les thèmes traités.

C’est donc avec beaucoup d’humilité que je voudrais partager avec vous quelques réflexions à un triple titre. Celle de directeur général de France Muséums, structure dépendant des musées nationaux français et promouvant l’expertise muséale, notamment dans le cadre du projet du Louvre Abu Dhabi.

Celle de membre du conseil d’administration de la fondation Inalco auquel son président, Philippe Advani, m’a fait l’honneur de m’associer sous l’égide et au service de l’Inalco et de son président, Jean-François Huchet qui conclura ces travaux dans quelques instants.

Enfin, j’ai rejoint le musée du Louvre en 2007 où j’ai exercé les fonctions d’administrateur général jusqu’en 2015 peu après la clôture de l’exposition Armenia Sacra. J’ai eu l’occasion de l’évoquer avec Jannic Durand, son commissaire, qui par la suite a eu la charge de préfigurer le futur département des chrétientés d’Orient.

Le programme de documentation et de préservation du patrimoine arménien constitue un partenariat exemplaire, réunissant l’Inalco, la fondation Inalco, Aliph et la fondation Calouste Gubenkian et mis en œuvre par l’association Hishatakaran. Il vise à apporter un éclairage scientifique rigoureux, contribuant à protéger un patrimoine en péril.

Nous savons que cette ambition de rigueur scientifique est bienvenue lorsque trop souvent la raison cède aux idéologies.

C’est par une porte dérobée que je voudrais partager avec vous quelques éléments portant sur le patrimoine arménien.

Il y a un an environ, j’assistai à un récital de piano. Un morceau d’une tonalité particulière a été joué par le soliste. Il s’agissait de « Printemps » du Père Komitas. Un compositeur dont je ne connaissais rien.

Je suis sans doute devant l’une des rares assemblées au sein de laquelle cet homme d’exception est connu. Je voudrais insister sur quelques éléments de sa vie car, en y regardant de près, il illustre la plupart des idées que je souhaitais aborder.

La culture de l’Arménie est une culture de pays des marches. En permanence à la convergence des plaques tectoniques d’un orient byzantin et chrétien, du monde turc, du monde iranien et du monde slave, elle a vécu et vit très directement le tragique de l’histoire.

Les parents de Soghomon Soghomonian, le futur Komitas, né en 1869, parlent en turc, seule langue courante de la province de Kütahya, l'antique Cotyaeum de la Phrygie où ont immigré ses ancêtres quand au début du xvie siècle la province du Vaspourakan, a été vidée de sa population chrétienne par l'émir de Nakhitchevan et le chah Abbas. Il est rapidement orphelin et recevra une éducation de l’église -- avec ce moment formidable où celui chargé de choisir les enfants les plus prometteurs, sur le point de révoquer un candidat qui ne parle pas arménien et ne comprend pas les questions posées, se ravise quand il entend, ému aux larmes, l'adolescent chanter un cantique arménien --.

Polymathe, docteur en théologie, docteur en musicologie, compositeur formé en Allemagne à la fin du 19ème siècle, pianiste, chanteur, ethnomusicologue il va entreprendre une tâche immense de collecte et de notation des chants traditionnels arméniens depuis Etchmiadzin où il est professeur de musique.

Le musicologue Louis Laloy qui l’entend lors d’un récital à Paris écrit : « Ce concert a été une révélation et un émerveillement… Aucun de nous ne pouvait soupçonner les beautés de cet art, qui n'est en réalité ni européen ni oriental, mais possède un caractère unique au monde de douceur gracieuse, d'émotion pénétrante et de tendresse noble… Il y a du soleil dans ces chants… »

Les régions des marches sont celles des influences croisées, des hybridations, qui vont donner à Komitas le souci de la préservation du patrimoine tout en étant source d’inspiration pour la composition d’œuvres radicalement modernes. Elles sont régions de conflit. Elles sont aussi régions où naissent les utopies parfois réalisées… (les pères de l’Europe sont hommes des marches : Alcide de Gasperi né dans le Trentin, Robert Schumann en Lorraine).

Son entreprise est à la fois étude et préservation de traditions, et donc d’un patrimoine, et projection dans l’avenir en insérant cet apport dans une création qui s’adresse au monde. C’est pourquoi j’ai trouvé en Komitas une incarnation métaphorique, ou plutôt métonymique, de l’effort entrepris par l’Inalco, ses partenaires et tous ceux qui, en Arménie, oeuvrent à la préservation du patrimoine, outil de compréhension du passé permettant de s’inscrire pleinement dans le présent et de préparer l’avenir.

Le poète Parouir Sevak disait de lui « Toi, Mesrop Machtots de notre chant, Tu es les lettres arméniennes du chant arménien ».

Evoquant Mesrop Machtots, nous retournons quinze siècles en arrière. Saint Mesrop, créateur de l'alphabet arménien, est à l'origine de la littérature et de l'enseignement des lettres arméniennes au 4ème siècle. Son rôle historique a été déterminant dans la conservation de l'identité nationale arménienne.

Cette identité nationale, porté par une écriture particulière, a contribué à l’esprit de résistance face aux Perses. La bataille de l’Avarair en 451 est certes une défaite mais permet à l’Arménie de conserver une indépendance au moins religieuse. Indépendance également face à l’Eglise byzantine et au canon de Chalcédoine dont elle s’émancipe. L’Arménie existe en tant que Nation (au risque de l’anachronie conceptuelle) en dépit des aléas d’une histoire tourmentée. Parfois retrouvant son indépendance, parfois dominée par les Perses, les Byzantins, les Arabes, les Seldjoukides, les Mongols, l’empire ottoman, la Perse safavide…

Cette identité dans un contexte mouvementée constitue le terreau d’une culture et d’un patrimoine remarquables. Les églises d’Arménie, les khatchkars, le réseau arménien des musées, à Erevan, le musée d’histoire de l’Arménie, le musée historique de la ville, le Matenadaran, le musée du Saint-Siège de Etchmiadzine, le musée régional de Eghegnadzor, le mémorial de Sardarapat à Armavir… sont autant de preuves de la richesse patrimoniale arménienne et des institutions qui le préservent.

Dans l’introduction du catalogue consacré à Armenia Sacra, Jannic Durand insiste sur la singularité de l’art arménien. Son caractère d’avant-garde puisque, en matière architecturale, par exemple, il présente d’étonnantes ressemblances avec l’art roman d’Occident mais avec trois siècles d’avance. En même temps, l’art arménien s’enrichit continuellement au contact des civilisations qui se succèdent au proche orient, s’ouvrant sur l’Europe à l’époque des croisades et sur l’extrême orient lorsque les rois de Cilicie au 13ème siècle sont les alliées des Khans mongols. Plus tard, il revisite les répertoires de l’art perse, ottoman et européen.

Jannic Durand conclut : « paradoxalement, ce sont peut-être ces confrontations multiples qui ont très largement contribué à donner à l’art sacré des Arméniens son identité véritable et à révéler toute sa grandeur ».

Nous savons que toutes les sciences humaines : l’histoire, l’histoire de l’art, l’archéologie, la muséologie… peuvent devenir otage des idéologies politiques.

La meilleure garantie pour lutter contre l’obscurantisme c’est la rigueur scientifique ; la recherche sinon d’une objectivité toujours relative mais au moins de la neutralité qu’apportent le dialogue, les regards croisés, le débat rationnel, le respect de l’autre. La damnatio memoriae des anciens aujourd’hui se traduit par les destructions systématiques des œuvres du passé. Elle est cruelle.

Dans son essai, « de la connaissance historique », Henri-Irénée Marrou définit l’histoire comme la connaissance du passé humain. Définition simple mais en réalité redoutable : l’histoire est nécessairement intermédiée par ce que nous connaissons du passé, par tous les témoignages qui parviennent jusqu’à nous. Gommer ces témoignages, ça n’est pas gommer le passé mais c’est empêcher sa connaissance et donc empêcher l’histoire.

Un lieu de science et de culture comme l’Inalco est propice aux travaux que vous avez conduits ces deux derniers jours. Ils contribuent à la connaissance du passé tel que le patrimoine en témoigne. Il revient aux lieux de sciences d’être dépositaires de cette connaissance et de cette histoire. Il revient aux institutions qui s’élèvent contre tous les négationnismes de tout mettre en œuvre pour préserver, restaurer, étudier le patrimoine et le présenter au plus large public.

La préservation des identités culturelles est cruciale. Il faut à ce stade être clair : la préservation d’une identité culturelle nationale ne signifie pas démarche communautariste. La force de chacune de ces identités est de se construire par la relation à l’autre, de s’ouvrir à l’universel.

L’universel vise à trouver un point d’équilibre entre identité et altérité. Si le balancier verse vers l’identitaire, nous nous trouvons confronté à l’écueil du nationalisme et du communautarisme ; si un principe absolu d’altérité prévaut, nous tombons dans le piège de l’indifférenciation et du nivellement.
Pays des marches, l’Arménie est le reflet de cette tension et de la réponse qu’elle sait y apporter en contribuant à la richesse d’une culture universelle ancrée dans un patrimoine qui témoigne de la gloire de son passé.

Je suis convaincu que la voix de la France se fait écho de ce subtil équilibre. Concernant les musées, elle guide ma tâche quotidienne au sein de France Muséums. Je suis heureux que ce soit ici à l’Inalco, avec le soutien de la fondation Inalco, que ces débats se tiennent.

Hervé Barbaret, Directeur général de l’Agence France-Muséums et membre du Conseil d’administration de la Fondation Inalco, lors du colloque « Chouchi, la Perle du Caucase », décembre 2024