Axes de recherche
Axe I — Les langues, les sources et leurs enjeux
Suppléant : Stéphane Arguillère
Traduire et interpréter, comme gestes fondamentaux du partage scientifique, constituent les fondations qui ont permis au mouvement de réflexion critique dominant aujourd’hui le champ de la recherche en SHS de se développer. Si cette circulation des savoirs est désormais un enjeu essentiel dans un monde académique où les frontières nationales et aréales sont de plus en plus obsolètes, force est de reconnaître que, de nos jours encore, cette circulation trop souvent se fait dans la même direction, de l’Occident vers les zones plus périphériques, conformément à une hiérarchie et des rapports de force scientifiques qui ne se modifient que lentement. Faire connaître les corpus est-asiatiques en les rendant disponibles par le biais de traductions raisonnées, mais aussi irriguer le champ du discours critique occidental en présentant et diffusant les modes de réflexion élaborés autour de ces corpus, constituent donc un objectif épistémologique majeur.
Pour atteindre cet objectif, il s’agit, à travers cet axe « Les langues, les sources et leurs enjeux », de créer un espace de collaboration permettant de raviver la tradition philologique d’excellence, héritière de la grande école orientaliste française, en renforçant sa dimension réflexive, sur toute la sphère concernée dont l’écriture sinisée est l’un des principaux dominateurs communs. L’immensité du corpus qui reste à défricher explique la variété des projets qui portent à la fois sur différentes aires et différentes périodes. L’approche dominante est l’analyse textuelle, mais toujours accompagnée de démarches connexes, comme l’analyse iconographique, l’analyse des concepts, l’analyse des faits linguistiques et plus généralement la réflexion discursive critique. Faut-il seulement rappeler cette évidence que traductions et analyses n’ont aujourd’hui de légitimité scientifique que dans une interaction constante, condition nécessaire pour que les études est-asiatiques soient entendues hors de leurs limites académiques traditionnelles ?
Cet axe a aussi pour vocation de constituer une plateforme de rencontre et de réflexion sur l’articulation entre la recherche et l'enseignement, que ce soit dans le cadre du supérieur ou du secondaire (pilotage des concours de l'agrégation en chinois et en japonais, contribution à la préparation du Capes de philosophie). On notera enfin la collaboration forte avec les chercheurs du CRCAO.
Thème 1. Comprendre, interpréter, traduire
ce premier thème réunit des chercheurs travaillant sur de grandes œuvres du patrimoine littéraire et artistique est-asiatique.Chacun des projets décline, sur son corpus spécifique, cette même ambition de mise en circulation de textes, de savoirs, de discours critiques. Cette circulation n’a bien entendu de sens que dans la mesure où la dimension patrimoniale des corpus envisagés s’ouvre sur le monde actuel. Les réflexions engagées dans ce cadre doivent fournir des outils conduisant à réinterpréter les représentations et les discours contemporains ; si le premier domaine concerné est bien entendu celui de la culture, il va de soi que, par ce biais, les aspects sociaux et politiques sont également concernés.
Il se décline en trois projets de recherche :
1. Poésie et prose : liens, règles, enjeux
- Le Genji Monogatari
Contactez les responsables : Anne Bayard-Sakai, Daniel Struve, Michel Vieillard-Baron et Estelle Bauer
Cette action scientifique à long terme est menée par le CEJ depuis le début des années 2000, et conjointement avec le CRCAO depuis 2015. Le projet est construit autour d’un atelier de traduction du Genji monogatari, ainsi que de cycles de recherche trisannuels, chaque cycle consistant en deux journées d’études et un colloque international centrés sur une problématique. Pour la période 2019-2024, le projet prévoit, d’une part, la poursuite de l’atelier de traduction (livre 4 « Yūgao »). Un premier cycle de recherche (2018-2020), en cours, porte sur la place du sujet dans la littérature japonaise. Partant de l’étude de deux termes clés de la littérature japonaise (mi : personne, et kokoro : cœur, for intérieur), nous avons adopté une perspective large allant de l’époque antique (période Nara) jusqu'au Japon moderne (l'ère Meiji), tout en centrant la réflexion sur le texte fondamental qu’est le Roman du Genji. Une publication en japonais prévue au printemps 2021 reprendra l’ensemble des contributions scientifiques recueillies au cours de ce cycle et inclura des articles de doctorants travaillant sur cette question.
Après l’achèvement du cycle mi to kokoro, sera mené au cours des années 2021-2023 un travail autour de la notion de fiction à partir du roman de cour de l’époque de Heian et de la réflexion sur la fiction qui l’a accompagné (voir, par exemple, le célèbre « débat sur les romans » du livre « Les lucioles » dans le Genji monogatari), mais aussi autour des rapports entre fiction et histoire dans le Japon ancien. Ce travail conduira à réfléchir plus généralement sur la place et les traits caractéristiques de la fiction, et ce jusque dans la littérature contemporaine.
L’année 2024 pourrait être soit une année de synthèse au cours de laquelle on reprendra les principales questions traitées depuis le début du projet (prose et poésie, narration, traduction, question du sujet…), soit la première année d’un nouveau cycle portant sur un thème qui aura émergé au cours des années précédentes comme cela avait déjà été le cas pour « mi et kokoro ».
L’atelier de traduction, quant à lui, continuera son chemin et fournira des éléments précieux de réflexion pour la recherche. Au cours des années 2020-2021, nous prévoyons également la procéder à la publication de la traduction des livres 2 et 3 du Roman du Genji ainsi qu’à une publication des travaux de recherche du groupe en français.
- Nouveaux chants pour les terrasses de jade
Contactez les responsables : Valérie Lavoix et Michel Vieillard-Baron
Compilée vers 534-535 par Xu Ling (507-583), sous le titre des Nouveaux chants pour les terrasses de jade (Yutai xinyong) et sous le patronage du prince héritier de la dynastie Liang (502-557) Xiao Gang (503-551 ; empereur Jianwen r. 549-551), cette anthologie de poésie galante constitue une pierre angulaire de l’histoire de la poésie régulière (shi) chinoise. Le « style palatin » qu’elle promeut résolument, constitue dans le contexte littéraire et sociologique contemporain la poésie « moderne » : les recherches formelles (parallélisme et contrepoint tonal notamment) qui le caractérisent s’incarneront définitivement dans la régulation du poème codifié (dit « en style moderne ») à partir de la dynastie Tang (618-907). Les 650 poèmes que compte l’anthologie manifestent suffisamment l’ambition novatrice, si ce n’est « avant-gardiste », qui est la sienne. Si le corpus couvre globalement sept cents années, 60% des poèmes datent des Liang, et les auteurs encore vivants au moment de la compilation de l’anthologie sont largement représentés, contrairement à l’usage éditorial en cette matière.
Concrètement, dans le cadre d'un séminaire bimensuel auquel participent trois doctorants (IFRAE et CRCAO) depuis deux ans, mais aussi deux collègues extérieures depuis 2019-20, ce projet a pour but d’achever collectivement a traduction partielle commencée par François Martin (1948-2015), de produire les traductions qui manquent, mais aussi, et surtout, de composer l’apparat critique indispensable – en raison notamment du caractère foncièrement allusif du « style palatin ». L’annotation des poèmes bénéficie de l’expertise de Michel Vieillard-Baron, en se référant aux éditions annotées en japonais de Suzuki Toraō et Uchida Sennosuke que François Martin a lui-même continûment exploitées. Enfin, en s’interrogeant sur les enjeux politiques et littéraires de cette anthologie palatine, le travail collégial des participants à ce projet vise également à poser les jalons d’une réflexion plus large sur les rapports entre pouvoir royal et poésie en Chine et au Japon.
- Poésie japonaise moderne et contemporaine
Contactez les responsables : Makiko Andro-Ueda et Toshio Takemoto
Le travail de traduction porte sur les œuvres des poètes les plus importants de la première moitié du XXe siècle pourtant méconnus en France. Il s’inscrit dans le prolongement de l’expérience initiée en 2010 avec la traduction des deux principaux recueils de Hagiwara Sakutarō (1886-1942), bâtisseur du genre « poésie libre en langue moderne » et figure fondatrice à ce titre de la poésie moderne. Ses recueils (Hurler à la lune, 1917 et Chat bleu, 1923) intègrent à la fois le fruit des expérimentations poétiques de l’auteur et des essais théoriques témoignant des tensions conceptuelles suscitées par l’introduction au Japon des notions poétiques occidentales.
Le travail collectif vise aussi à renforcer le savoir réflexif sur la production poétique d’aujourd'hui. Il s’agit d’abord des poésies versifiées modernes japonaises : le haïku et le tanka. Ce travail répond à une forte demande émanant des études poétiques françaises, ces formes courtes ayant connu une fortune inattendue en Occident, fortune reposant d’ailleurs pour une large part sur des malentendus (au demeurant féconds). Une journée d’études a été organisée en 2019 autour de la poétesse de tanka Tawara Machi. Il s’agit enfin de porter notre attention sur la poésie libre, genre peu connu en France malgré sa richesse.
Contactez les responsables : Estelle Bauer, Vincent Durand-Dastès, Valérie Lavoix, Cédric Laurent, Christophe Marquet et Pénélope Riboud
S’il est indéniable que l’Asie de l’Est (Chine, Corée, Japon, Vietnam) s’est essentiellement construite comme civilisation du texte, les images sous des formes variées (peintes, gravées, sculptées, indépendantes, fonctionnant par série, figurant dans des livres ou encore portées sur des objets ou sur le corps) représentent un corpus considérable, indissociable de la production littéraire et des courants religieux dont elles constituent un des modes de réception majeurs. Pleinement intégré au thème 1, ce projet s’emploie à « comprendre et interpréter » des images en leur appliquant des questionnements déterminés par chaque corpus étudié, mais aussi à « traduire » les textes qui les accompagnent ou qui les prennent comme objet de réflexion. Considérées dans une perspective aréale et culturelle large, et sur la longue durée (du Xe siècle de notre ère au monde actuel), les images sont interrogées au niveau de leur matérialité (support mobile ou non, imprimé, manuscrit) et de leur inscription générique (thèmes littéraires, poétiques, historiques, religieux) ; on étudie leur circulation (parallèlement à d’autres modes d’expression), leurs transformations, les variations de sens ainsi générées et leur réception contemporaine et ultérieure.
La recherche s’appuie sur des savoirs traditionnellement spécialisés dans l’image (histoire de l’art, esthétique), enrichis d’autres champs disciplinaires (littérature, histoire, anthropologie, arts de la scène, architecture, religion, etc.). Les corpus de textes et d’images au-delà des œuvres de tradition classique s’ouvrent aussi aux images anonymes, considérées comme mineures ou marginales (bannières, imagerie populaire, tatouages). En dehors du corpus, toujours de première main, conservé en Asie de l’Est, une attention particulière est portée aux œuvres peu étudiées dans les collections françaises, européennes et américaines. Ceci est l’occasion de nouer des partenariats avec des institutions muséales et de leur apporter une expertise.
Le projet « Sources visuelles, sources textuelles : approches interdisciplinaires de l’image » se situe dans le prolongement de recherches antérieures qui ont fait leur preuve et qui ont permis aux membres de collaborer concrètement. Certaines des questions abordées croisent d’autres projets de l’IFRAE (Axe 1, « Le Genji monogatari », Axe 3, « Les figures des au-delàs en Asie orientale »).
3. De la science à l’histoire : le Yume no shiro de Yamagata Bantō (1748-1821)
Contactez les responsables : Marie Parmentier et Noémi Godefroy
Écrit sur le mode des essais au fil du pinceau, et cependant thématisé, l’ouvrage Yume no shiro (En guise de rêve) de Yamagata Bantō (1748-1821), rédigé au Japon entre 1805 et 1820, est un ouvrage encyclopédique résolument moderne. À travers ce texte, Yamagata participe aux nouvelles réflexions des lettrés, développées à la fin du XVIIIe siècle, qui procèdent d’un double syncrétisme. D’une part, un syncrétisme endogène, entre une vision principalement néo-confucianiste, qui sous-tend le régime shogunal des Tokugawa, et l’émergence d’une conscience nationale, par le biais d’une remise en question des politiques et constructions idéologiques sous les shoguns Tokugawa. D’autre part, un syncrétisme exogène, entre les systèmes de pensée paradigmatiques hérités de l’Asie (confucianisme, paradigme du Royaume du Milieu, etc.) et de l’Europe (vision westphalienne des relations internationales, Lumières, expansionnisme colonial d’Ancien Régime), par le biais de la circulation des savoirs. En ce sens, ce projet interroge à la fois les héritages et les référents culturels à l’œuvre au Japon, et il propose une confrontation de ces modèles avec ceux qu’ont inspirés l’Europe, puis les États-Unis, dès le XVIIIe siècle. De fait, Yume no shiro a été qualifiée de « Bible commune de tous ceux qui se soucient de la pérennité de l’État et qui avaient dans l’idée une transition du système étatique », et Yamagata a été considéré comme un auteur-clé dans l’émergence d’une « pensée rationaliste japonaise ».
Notre projet a pour ambition première la publication d’une traduction commentée de Yume no shiro. Il contribuera également à mettre en lumière, à l’image de l’éclectisme de Yamagata Bantō, les préoccupations des lettrés japonais aux XVIIIe et XIXe siècles, mais aussi, de manière plus large, le paysage intellectuel du Japon de cette période. En effet, l’étude des réseaux de lettrés, des relations épistolaires et des écoles donne une meilleure compréhension de la circulation de savoirs entre le Japon et l’étranger, mais également à l’intérieur du Japon même.
Thème 2. Les concepts et les mots
Cette deuxième thématique réunit des chercheurs cherchant à croiser approches philosophiques et linguistiques, analyses conceptuelles et analyses lexicales, en s’appliquant à mettre en place des dialogues à l’intérieur de l’Asie de l’Est et entre cette région du monde et l’Occident.Les deux premiers projets relèvent fondamentalement de la philosophie — développement de la philosophie japonaise moderne d’un côté, exploration de la scolastique bouddhique indo-tibétaine au filtre de la métaphysique analytique de l’autre —, tandis que le troisième, plus linguistique, mais avec une coloration philosophique et littéraire, se concentre sur l’expression de la subjectivité et ses variations dans différentes langues d’Asie de l’Est (japonais, coréen, chinois, vietnamien).
Il se décline en trois projets de recherche :
1. Concepts et lexique de la philosophie japonaise moderne
Contactez la responsable : Takako Saito
En 2002, un Groupe d’étude de la philosophie japonaise a été fondé au sein du CEJ, avec des chercheurs, étudiants-chercheurs étrangers et doctorants venant de France, de Belgique, de Suisse, d’Allemagne, des États-Unis et du Japon pour présenter, traduire et analyser de grands auteurs japonais du XXe siècle comme Nishida Kitarō, Kuki Shūzō, Nishitani Keiji, Miki Kiyoshi, Watsuji Tetsurō ou Maruyama Masao. Dans le cadre du nouveau quinquennal, le Groupe a pour l’ambition d’étudier le vocabulaire conceptuel utilisé dans la philosophie japonaise moderne, dans son double rapport aux concepts de la philosophie occidentale, d’une part, aux sinogrammes sans lesquels il est inconcevable, d’autre part.
Après la fondation des universités impériales dans les années 1870-1900, de nombreux intellectuels japonais ont étudié les philosophies européennes, notamment l’idéalisme allemand, le néokantisme, le marxisme et la phénoménologie. Tout en puisant dans les ressources linguistiques du bouddhisme, du néoconfucianisme et de la littérature classique, les philosophes japonais ont été en perpétuel dialogue avec l’Europe philosophique et le monde intellectuel autochtone pour réfléchir sur le monde et leur pays, notamment à travers les commentaires et les traductions d’œuvres occidentales, mais aussi la réinterprétation de mots japonais déjà existants et la création de néologismes. C’est par ce dialogue fécond qu’ont émergé de nouveaux concepts, comme l’auto-éveil (jikaku) et le néant absolu (zettai mu) de Nishida Kitarō (1870-1945), l’homme en tant qu’interrelation (ningen) de Watsuji Tetsurō (1889-1960), la subjectivité originaire (kongenteki shutaisei) de Nishitani Keiji (1900-1990), l’auto-éveil agissant (kōiteki jikaku) de Tanabe Hajime (1885-1962).
C’est à ce phénomène de l’émergence des concepts à partir du dialogue philosophique avec leurs contemporains japonais et européens que deux membres du groupe portent leur attention. Ils s’intéressent aux concepts développés par Kuki Shūzō (1888-1941), notamment « contingence » (gūzensei), « rencontre » (kaikō, deai, meguriai), « comprendre » (etoku), « temps métaphysique » (keijijōgakuteki jikan) et envisagent la publication d’un recueil de traduction commentée de ses textes majeurs.
Comme nouveau projet, le groupe envisage la publication d’un recueil en français d’extraits de textes japonais analysant des notions esthétiques. Le recueil sera constitué, d’une part, de textes de penseurs japonais sur le phénomène esthétique traditionnel, par exemple, Yûgen to aware de Ōnishi Yoshinori (1888-1959) et un texte de Konparu Zenchiku (1405-1471) sur la quintessence de l’art scénique du nō et, d’autre part, de textes plus argumentatifs sur le concept de beau, comme exemple, Bi ni tsuite [Sur le Beau] de Imamichi Tomonobu (1922- 2012) et Hyōgen ai [L’amour de l’expression] de Kimura Motomori (1895- 1946).
2. Pensée tibétaine et métaphysique analytique
Contactez les responsables : Stéphane Arguillère et Frédéric Nef
En dépit de l’abondance de publications anciennes et récentes d’excellente qualité, le monde philosophique francophone s’est fermé après-guerre (et surtout dans les trente dernières années) à presque tout dialogue pensant avec les « philosophies d’ailleurs », notamment les plus étrangères au phylum grec (platonico-aristotélicien). Or, à la rentrée 2019, le programme de philosophie des classes de terminale a été élargi à plusieurs penseurs non-européens, dont deux entièrement étrangers à cette tradition européenne : Nāgārjuna (Inde) et Zhuangzi (Chine) – mais aussi Maïmonide et Avicenne, en plus d’Averroès qui y figurait déjà. L’Inalco et l’IFRAE s’appliquent à prendre toute leur place dans cet intérêt renouvelé pour les « philosophies d’ailleurs ». Les problèmes ne sont pas symétriques pour tous ces auteurs : si le coefficient d’étrangeté, pour nous, des penseurs du monde juif ou arabo-musulman est bien moindre (parce qu’ils sont profondément nourris d’aristotélisme et de néoplatonisme), le cas de Zhuangzi est autre, parce qu’il fait peut-être éclater le cadre de ce que nous appelons philosophie. Il n’en va pas de même de la pensée indienne et notamment de la scolastique bouddhique avec ses prolongements tibétains (mais aussi chinois, etc.), qui combinent étrangeté culturelle maximale et rationalité philosophique maximale – ce qui est optimal pour le travail envisagé ici.
Matière – Ce projet, du côté des matériaux, se consacrera au seul Nāgārjuna : il puisera ses références dans la scolastique bouddhique indo-tibétaine (domaine de compétence spécialisée de Stéphane Arguillère). Celle-ci présente des caractéristiques qui favorisent l’entreprise ici projetée : autorité de la logique, rigueur des commentaires – contributions non purement exégétiques, mais aussi gloses novatrices –, canon de problèmes traditionnels… Forme – Quant à la forme d’exploration et d’exposition, elle sera du côté de ce que l’on appelle la « métaphysique analytique » (domaine de compétence spécialisée de Frédéric Nef). Cette discipline est une combinaison de problèmes métaphysiques classiques (par exemple, la nature des propriétés, universelles et particulières) avec une méthode logique et une argumentation rationnelle stricte. Proche en un sens de la métaphysique antique (Aristote…), de la philosophie première médiévale (Duns Scot…) et de la métaphysique générale classique (Leibniz…), elle fleurit chez des penseurs récents comme Russell ou Whitehead et se perpétue avec des contemporains comme D. Zimmermann, P. Van Inwagen…
L’adoption d’une telle démarche dans le domaine de l’exploration et de l’exposition de la philosophie bouddhique, notamment tibétaine, n’est pas sans précédents, en particulier aux États-Unis (Georges Dreyfus, John Dunne…). Elle sera absolument neuve en France et Fr. Nef en est l’un des principaux représentants. Combinée, pour le domaine indo-tibétain, avec la compétence d’exégète-philologue de S. Arguillère, elle permettra de sortir le discours sur les « philosophies d’ailleurs » d’un no man’s land entre, d’une part, une approche philologique aussi micro-spécialisée que souvent philosophiquement indigente, et, d’autre part, le soupçon d’amateurisme qui grève toute approche plus philosophique, quand elle n’est pas informée des langues et des contextes historico-culturels.
3. Variations linguistiques et manifestations de la subjectivité
Contactez les responsables : Jean Bazantay et Yayoi Nakamura-Delloye
Les linguistes regroupent sous le nom de variation « le phénomène par lequel, dans la pratique courante, une langue déterminée n’est jamais à une époque, dans un lieu et dans un groupe social donnés, identique à ce qu’elle est à une autre époque, dans un autre lieu, dans un autre groupe social » (Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Larousse). Ce phénomène linguistique souligne la plasticité des langues et leur évolution diachronique sous l’influence de divers contacts linguistiques et culturels.
Pour le programme quinquennal 2019-2023, le projet Variations s’articule principalement autour de la notion de subjectivité (shukansei). Pluridisciplinaire et transaréal, le projet rassemble des linguistes, des philosophes et des littéraires travaillant sur différentes langues d’Asie de l’Est (japonais, coréen, chinois, vietnamien).
Bally (1965) souligne que la phrase, la forme la plus simple possible de la communication d’une pensée, ne ramène pas à la représentation pure et simple, mais qu’elle contient forcément un composant exprimant la modalité, corrélatif à l’opération psychique que le sujet modal opère sur la représentation reçue par le sens. Cependant cette dernière et le but communicatif du sujet parlant ont, presque toujours, des formes implicites ou indirectes et on ne trouve jamais d’énoncé totalement explicite. Les formes de ces éléments ainsi que leur caractère implicite varient sans aucun doute selon les langues, les époques, voire les individus.
À travers les études sur les langues de l’Asie de l’Est, notamment le japonais, le chinois, le coréen et le vietnamien, notre réflexion se focalise sur ces questions de la manifestation de la subjectivité et de l’intersubjectivité dans différentes langues et des variations entre elles.
Parallèlement à ces réflexions relevant de la discipline linguistique, le concept de la subjectivité et ses manifestations dans la réalisation linguistique sont également appréhendés, selon les points de vue littéraire et philosophique.
À travers ces formes linguistiques, nous cherchons également à cerner la subjectivité, non seulement de l’auteur, mais aussi des protagonistes, voire des lecteurs dans les textes littéraires.
Par ailleurs, la langue n’est pas seulement un support de l’expression de la subjectivité. Dans son fameux article « De la subjectivité dans le langage » (1958), Benveniste affirme que la langue est le fondement même de la subjectivité humaine. Cette réflexion nous amène ainsi également vers les questions philosophiques du concept de la subjectivité et de son rapport avec la langue.
Axe II — Trajectoires et généalogies de l’Asie de l’Est contemporaine
Suppléante : Chloé Paberz
L’Asie de l’Est s’affirme depuis plus d’un demi-siècle à l’échelle du monde comme l’espace économique le plus dynamique et un centre politique incontournable. Ce développement s’est accompagné de transformations rapides et profondes sur les plans politique et économique, mais aussi social et environnemental. Une meilleure compréhension de cette évolution passe par une connaissance précise des trajectoires nationales changeantes et mouvementées, à l’aide d’analyses historiques poussées et d’études pluridisciplinaires s’appuyant sur des enquêtes de terrain réalisées grâce à la maîtrise des langues locales.
Thème 1. État et forces sociales à travers l'histoire
Le thème 1 propose une approche essentiellement historique adoptée collectivement par des chercheurs forts d’un double ancrage dans les disciplines et les pays de la zone (Chine, Corée, Japon et Vietnam). Attentif au croisement et à la combinaison de diverses échelles d’analyse, il s'intéresse aux dynamiques nationales et régionales en s'attachant à montrer en quoi et comment elles furent déterminées, d’une part, par la circulation des idées, des biens, des savoirs et des modèles institutionnels, et, d’autre part, par des facteurs économiques et sociaux en mutation constante. Cette thématique se décline en trois aspects : ouvertement comparatif avec le projet 1 traitant de « Croissance et formes d’emploi : une comparaison eurasiatique de l’incertitude au travail (eurasemploi) », intra-régional avec le projet 2 « Les réseaux intra-asiatiques dans la formation de l'Asie orientale : acteurs, circulations et innovations. 1800-2000 », et enfin plus centré nationalement avec le projet 3 traitant de« L’olympisme en Asie de l’Est, d’hier à demain ».
Il se décline en quatre projets de recherche :
1. Les réseaux intra-asiatiques dans la formation de l’Asie orientale : acteurs, circulations et innovations. 1800-2000
Contactez le responsable : Laurent Galy, Alexandre Roy et David Serfass
L’« Asie orientale » est certes une image, un concept né de la modernité occidentale qui peut être vu comme le produit d’un « orientalisme » intéressé et souvent dominateur. Le mot désigne aussi une certaine réalité, la dynamique de constitution au cours des 19ème et 20ème siècle d’une « région mondiale » depuis la Sibérie orientale à l’Asie du Sud-Est. Le terme, et même l’idée, ont ainsi pu être repris régionalement sans soulever de profonde opposition, au contraire même, puisque rapidement des mouvements « panasiatiques » ont servi d’aiguillon à la résistance régionale à la domination occidentale — avant de servir à justifier la domination japonaise...
Ce projet de recherches s’intéresse à ces forces endogènes ayant contribué à forger l’Asie orientale dans « la modernité ». Ces forces ont pu être politiques, économiques, sociales et culturelles. Elles ont pu relever de l’action étatique, ou de l’action populaire, des « masses », via des structures intermédiaires (entreprises, partis politiques, syndicats, etc.).
Si la vision d’un « choc » de la dynamique occidentale emportant un « Orient stationnaire » (paradigme de « la réponse » développé par J. K. Fairbanks) est dépassée depuis les années 1990 et que certains travaux asiatiques ont pu esquisser avec force la thématique de notre projet (Hamashita T., ou encore Kawakatsu H.), la lumière a plus souvent été portée sur les Temps modernes (XVIème- XVIIIème siècles) ou l’hyper contemporain (à partir de la fin du XXème), laissant un vide relatif important concernant les XIXème et XXème siècles. La disparition du paradigme du « choc » laisse un certain vide que le large mouvement de remise en question des regards occidentaux à l’échelle du monde (depuis R. Bertrand 2008, jusqu’à P. Boucheron 2017) ne parvient pas à remplir. Dans l’historiographie française, il y a indéniablement un intéressant mouvement de valorisation des forces asiatiques dans l’histoire mondiale (F. Gipouloux 2009, Pierre Grosser 2019). Nous souhaitons aller plus loin pour prendre résolument — et pour ainsi dire exclusivement — appui sur les acteurs endogènes en question : les hommes et les femmes qui ont agi à une échelle régionale depuis les campagnes ou les villes de Chine, du Japon, de Corée, et d’ailleurs encore dans cette vaste région aux contours fluctuants au gré des évènements... Ces actions régionales, forcément collectives, se sont appuyées sur et ont développé des réseaux, des innovations de différents types et accru la circulation des idées, des biens et des personnes. L’ambition du projet est de pouvoir croiser la matérialité et la pensée de ces dynamiques de réseaux spécifiquement intra asiatiques. Cela exclut donc a priori par exemple les diasporas extrarégionales mais aussi l’action des réseaux occidentaux implantés dans la région (ces réseaux étant fatalement centrés ou très fortement liés aux métropoles éloignées), mais permet la perspective d’une étude des relations entre ces réseaux avec les réseaux intra asiatiques (on peut immédiatement penser aux réseaux d’affaires, aux réseaux d’influence politiques, etc.).
2. L’olympisme en Asie de l’Est, d’hier à demain
Contactez les responsables : Yves Cadot et Michael Lucken
Les Jeux Olympiques de 1964 à Tokyo ont été l’occasion de profonds bouleversements. Premiers Jeux olympiques organisés en Asie, ils ont entraîné des transformations économiques, sociales et culturelles qui ont résonné pendant des décennies. Symbolisant aujourd’hui encore la prospérité des années 1960, ils fournissent un modèle que le gouvernement japonais voudrait en partie reproduire pour les prochains Jeux olympiques de 2020. Toutefois, comme l’a souligné Yoshimi Shun.ya, les Jeux olympiques de 1964 sont eux- mêmes la répétition des JO de Tokyo de 1940, projet annulé en raison de la situation internationale. L’olympisme au Japon a une histoire ancienne, qui remonte aux efforts de Kanō Jigorō, premier Asiatique à siéger au CIO. Il est profondément lié à la modernisation du Japon et permet d’interroger le rapport à l’Occident, les questions raciales, l’évolution des médias de masse, la transformation des villes, ainsi que le rapport des Japonais au corps et à la Nation. Étudier ce thème suivant une approche thématique et pluridisciplinaire a pour objectif de remettre en perspective les JO de 2021. Ce projet est ouvert à tout chercheur intéressé par les Jeux olympiques de Tokyo et à des chercheurs travaillant sur l’Asie de l’est afin qu’ils apportent un éclairage comparatif (JO de Pékin et Séoul, en particulier).
3. Croissance et formes d’emploi : une comparaison eurasiatique de l’incertitude au travail (eurasemploi)
Contactez le responsable : Bernard Thomann
Ce projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche analyse la relation entre la haute croissance économique, les mutations de l’emploi et les formes d’incertitude au travail que ces mutations engendrent. Associant des historiens, des sociologues confirmés et des doctorants, spécialistes de plusieurs aires culturelles, il adopte une approche comparative à la fois dans l’espace et dans le temps. Il confronte en effet les configurations nationales chinoise, japonaise et française, ainsi que d’un certain nombre de pays du Comecon. La comparaison est également intertemporelle, entre la période de croissance des années 1950 à 1970 pour la France, le Japon et le Comecon, et l’ère qui s’est ouverte depuis les années 1980 pour la Chine. Les quatre situations socio-historiques confrontées partagent un point commun, celui de bâtir un modèle productiviste laissant à l’État une place essentielle dans une régulation qui se veut simultanément économique et sociale. Pour comprendre et comparer les formes de « précarité » en situation de croissance liées à ce modèle, cette recherche souhaite apporter une vision plus complexe, plus « située » de la fragmentation et des hiérarchies du marché du travail, et surtout des incertitudes qui en découlent pour les catégories de travailleurs concernées. C’est pourquoi elle retracera la diversité des situations selon les industries et les formes d’emploi, en choisissant des secteurs qui, du point de vue de la problématique adoptée, présentent des cas paradoxaux et, par là même, « bons à penser »
: les services à la personne, profondément remaniés au 20e siècle sous l’effet des mutations du travail, de la démographie et des structures de famille ; l’énergie avec les mines, symboles même de la dialectique entre risques intenses encourus par les salariés, et régulation quasi- militaire de la main d'œuvre ; la production textile enfin, doyenne des secteurs industriels, mais aussi la première qui a dû affronter la compétition mondialisée. Dans chacun de ces secteurs sera effectuée une exploitation à la fois quantitative et qualitative des suivis de trajectoires de vie au travail et des budgets et budgets-temps des ménages. De plus, dans chaque pays considéré, seront analysées les catégories statistiques et d’économie politique utilisées par les acteurs et observateurs des relations du travail – syndicats et employeurs mais aussi experts, concepteurs d’enquêtes ou d’indicateurs sociaux – pour caractériser les formes d’incertitude sur le marché du travail.
4. Pouvoir, contre-pouvoirs et gouvernance : puissance, influence et redéfinition des normes
Contactez les responsables : Guibourg Delamotte et Chloé Froissart
Le premier volet de ce projet aborde l’Asie par le biais de ses institutions, des nouvelles dynamiques politiques et des rapports Etat-société. Il étudie en particulier les liens des cercles du pouvoir entre eux, les jeux politiques associés et les nouveaux modèles de gouvernance dans un contexte d’accroissement de la surveillance et du contrôle des Etats, concomitant à l’affaiblissement des sociétés civiles dans certains pays. Son horizon est de s’interroger sur l’évolution des systèmes politiques en Asie. Le second volet de ce projet s’intéresse aux enjeux de puissance à l’échelle internationale et régionale. L’angle d’approche est la redéfinition de normes au sein des enceintes internationales ou multilatérales, et au niveau régional, dans un contexte de nouvelle guerre froide et d’affirmation de la puissance chinoise sur les plans économiques et politiques.
Thème 2. Circulations, gouvernance et mutations économiques
La globalisation s'accompagne d’un processus de régionalisation à l’échelle nationale et intra- asiatique. L’émergence de pôles régionaux autour du Japon et aujourd’hui de la Chine engendre une adaptation souvent forcée des États et des régions voisins. Ce phénomène est accompagné d’une reconfiguration importante des réseaux transnationaux de circulation économique et de création d’infrastructures de transports, terrestre et maritime, à l’image de la Belt and Road Initiative qui cherche à construire une « mondialisation chinoise » (projet 1). L’émergence de pôles économiques est à l’origine d’une nouvelle configuration de flux migratoires à l’échelle mondiale où l’Asie de l’Est joue un rôle non négligeable. En effet, les facteurs économiques, politiques et environnementaux, tant sur le plan national que régional, nécessitent une analyse globale en sciences politiques, en sociologie, ou en droit pour une meilleure compréhension du phénomène migratoire. L’étude des récits livrés par les intéressés devient indispensable pour appréhender les raisons historiques, économiques, politiques voire personnelles de ces circulations (projet 2).
Il se décline en deux projets de recherche :
1. Comprendre la mondialisation chinoise : réceptions et impacts territoriaux des nouvelles routes de la soie
Contactez le responsable : Sébastien Colin
La Belt and Road Initiative, progressivement élaborée entre 2013 et 2015 par les autorités chinoises, est incontestablement, à l’échelle mondiale, l’une des plus importantes questions géopolitiques et géoéconomiques de ces dernières années. Du fait du net renforcement des puissances politique et économique de la Chine depuis le début des années 2000, elle a rapidement été l’objet d’une très grande attention à travers le monde, suscitant des représentations ambivalentes parmi les États mais aussi au sein des acteurs, qu’ils soient politiques, militaires, financiers ou industriels.
La BRI vise officiellement à promouvoir la libre circulation des facteurs économiques, à approfondir l’intégration des marchés et à renforcer la connectivité entre les continents asiatique, européen et africain, via la construction ou la modernisation d’infrastructures de transport terrestre et maritime. Les autorités chinoises ont à ce titre identifié, au côté de la route maritime, six corridors économiques transnationaux terrestres, irriguant l’ensemble du continent eurasiatique et sur lesquels les projets et investissements doivent être ciblés afin d’en améliorer la connectivité.
Il s’agit là sans aucun doute du projet le plus ambitieux que la Chine ait entrepris depuis la fin des années 1970 et le lancement des réformes économiques. Cette « seconde ouverture » vise à accélérer l’intégration de la Chine au monde, au sein duquel elle exporterait ses techniques, ses normes, ses institutions, ses populations (touristes, étudiants, main d’œuvre), voire sa façon de penser, en d’autres termes, à construire une « mondialisation chinoise ».
L’objectif de notre projet de recherche est justement de comprendre cette « mondialisation chinoise » en analysant plus particulièrement les réceptions et impacts territoriaux de la BRI en Chine, en Asie centrale, en Russie, en Biélorussie, en Europe centrale et orientale, en Afrique et au Népal. Comment cette initiative est-elle reçue par ces différents États et leurs acteurs politiques et économiques ? Quels sont ses réels impacts sur les flux et le développement local ? La BRI est-elle productrice de nouvelles régionalisations ? Voilà quelques-unes des grandes questions auxquelles cette recherche collective tentera de répondre.
La mobilisation d’une équipe pluridisciplinaire (géographes, économistes et spécialistes de sciences politiques), spécialiste des aires géographiques susmentionnées, constitue un atout pour mener ce projet tant cette question des perceptions et des impacts territoriaux en dépit de quelques travaux récents n’a pas encore été analysée dans un cadre géographique aussi large.
2. Migrations de l’Asie de l'Est
Contactez les responsables : Hui-Yeon Kim, Isabelle Konuma, Hélène Le Bail (CERI, Sciences Po), Françoise Robin et Kazuhiko Yatabe
Depuis 25 ans, l’évolution des flux migratoires en Asie de l’Est a entraîné un renouveau des débats politiques et de la législation en matière du droit d'entrée et de séjour dans des pays jusque-là peu concernés par l'immigration. Afin d’appréhender dans sa complexité la migration de l’Asie de l’Est, le projet sera construit autour des trois sous-groupes suivants : migration inter-régionale ; migration internationale vers l’Europe ; migration intranationale dans les pays de l’Asie de l’Est. La réflexion sera transversale à tous les groupes.
Les flux migratoires inter-régionaux en Asie seront étudiés selon deux approches. D’une part, l'émigration depuis les pays d’Asie du Sud-Est (Philippines, Thaïlande, Indonésie, Vietnam) vers l’Asie de l’Est, qui a alimenté des politiques d’émigration dans les pays de départ il y a un quart de siècle. Elles se traduisent par la mise en place de politique en faveur du retour et des diasporas, ainsi que de signatures d'accords pour favoriser l'immigration dans le secteur médical et de soins à la personne (par exemple dans le cadre des accords de libre échange entre le Japon, les Philippines et l'Indonésie). Concernant cette question des migrations dans le secteur du soin à la personne en lien direct avec les transformations démographiques de la région, l'Asie est la zone géographique la plus importante en termes de flux, de politiques et de recherches académiques.
D’autre part, on s’intéressera aux flux migratoires centrifuges (de Chine, Japon, Corée et Tibet vers l’Asie du Sud-Est et du Sud) qui relèvent d’initiatives individuelles (étudiants, retraités, réfugiés politiques).
Par ailleurs, les recherches portant sur les migrations internationales d'Asie de l'Est vers l'Europe restent sporadiques. Les migrants chinois sont certes les plus nombreux parmi les migrants d’Asie de l’Est ; néanmoins, d’autres populations, moins visibles (Japonais, Coréens, Tibétains, Vietnamiens), avec des profils et de projets de migration différents, permettent de mieux comprendre la complexité du fait migratoire. La connaissance de ces groupes de la population française et européenne reste bien en retrait, comparée aux immigrés des pays du Maghreb, de Turquie ou d'Afrique.
La mise en place des États-nations et des empires coloniaux, ainsi que les conflits en Asie de l’Est aux 19e et 20e siècles, ont eu pour conséquences des déplacements de population, la création de statuts juridiques spécifiques nouveaux, des mesures d’assimilation et de marginalisation, et ont mené également à des migrations intra-nationales. En contexte postcolonial, les conséquences de la mise en place de l’État-nation se transforment et l’on voit émerger de nouvelles problématiques autour de l’invisibilisation des autochtones et des minorités, et des revendications de la part de ces populations.
Thème 3. Questions de sociétés : les enjeux contemporains en Asie de l'Est
L’étude des grands enjeux contemporains auxquels a été confrontée l’Asie orientale, qu’ils soient d’ordre politique, social ou économique, passe par une meilleure compréhension des relations entre l’Etat et la société civile. De la seconde moitié du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt-et-unième siècle, de nouveaux modes de gouvernement des populations furent développés parallèlement à l’apparition de questions sociales liées à l’industrialisation, à l’urbanisation ou à la transition démographique, et ce dans le cadre de l’éclosion de nouvelles citoyennetés civiles, politiques, sociales et culturelles, selon des modes particulièrement originaux. Ces grands changements étaient profondément liés à la diffusion et au développement de nouveaux systèmes techniques et de nouveaux modes d'organisation économique et sociale transformant le quotidien des populations, modifiant les systèmes éducatifs et restructurant les relations de genre. Les différents pays et régions de l’Asie de l’Est ont connu des évolutions certes diverses mais souvent comparables et toujours interconnectées entre eux ainsi qu’avec le reste du monde, une tendance qui va en s’accélérant avec les enjeux environnementaux.Il se décline en quatre projets de recherche :
La dénatalité et le vieillissement sont des défis majeurs auxquels le Japon d’aujourd’hui est amené à faire face. Avec un indice de fécondité qui dépasse à peine 1,46 et 26% de la population ayant plus de 65 ans, le Japon est en train de vivre une transformation profonde et inévitable de sa structure sociétale. Ceci en fait un lieu d’expérimentation de solutions dont pourraient s’inspirer d’autres sociétés vieillissantes en Asie et au-delà.
Les causes mécaniques – célibat, grossesses tardives, incertitude économique – font déjà l’objet d’études détaillées. Cette transformation est également décrite à travers les statistiques dans une approche démographique. Cependant, pour appréhender cet objet « population », il est indispensable d’analyser aussi les causes culturelles, socio-historiques et biopolitiques qui ont mené à une dénatalité voulue et attendue dans l’immédiat après-guerre. Il apparaît en particulier nécessaire d’opérer une mise en perspective avec l’interventionnisme incessant de l’État dans le domaine de la reproduction : natalisme, puis néo-malthusianisme avec parallèlement le renforcement de l’eugénisme après la défaite de 1945. En contrepartie, l’augmentation continue depuis 2005 de l’indice de fécondité (+15% entre 2005 et 2016) pose quant à lui un réel problème d’interprétation et demande, entre autres, à traiter la question à des échelles plus fines.
Les questions touchant à la dénatalité, à la condition des femmes et des mères, se retrouvent dans des logiques proches pour le reste de l’Asie, en particulier en Corée du Sud, à Taiwan et en Chine. Cet axe aura ainsi vocation à initier des travaux thématiques sur ce thème pour l’ensemble de l’aire couverte par l’UMR.
Les travaux de recherche sur l’évolution des mesures politiques ne manquent pas, toutefois, il nous semble nécessaire de redéfinir ces objets d’études plus largement. On s’intéressera ici par exemple aux conséquences de ces transformations sur les minorités ethniques, sociales, ou sexuelles. Dans quelle mesure assiste-t-on à une restructuration de la société japonaise ? Ces défis se transforment-ils en opportunités de formes nouvelles de solidarités, d’identités diversifiées, de citoyennetés, de représentations, de normes ? Comment celles-ci tiennent de logiques locales ou reflètent plutôt l’insertion de l’Archipel dans la globalisation du monde ? Le projet propose ainsi d’étudier ces forces de mutation, impulsées et/ou spontanées, qui semblent accompagner ces enjeux démographiques et sociaux majeurs, tout en les resituant au sein des mesures politiques qui les accompagnent, ou s’y opposent.
2. Éducation, enfance-s et société en Asie Orientale
Contactez le responsable : Christian Galan
Le projet vise à développer un champ d’études des sciences humaines et sociales qui a jusqu’ici rarement rassemblé les spécialistes des études asiatiques en France, à savoir tout ce qui concerne les questions d’éducation et d’enfance – au sens large, c’est-à-dire y compris par exemple celles relatives à la famille, aux enfants d’immigrés, aux performances des systèmes scolaires (PISA, etc.), aux questions de genre, de corps, de pauvreté, etc. – dans les sociétés extrêmes-orientales (Japon, Chine, Corée, essentiellement).
L’éducation et l’enfance – ou plutôt les différents types d’enfance – constituent deux domaines d’étude extrêmement pertinents pour cerner au plus près l’état et l’évolution des sociétés en question. Ces deux domaines seront donc étudiés ici, à la fois, dans leur dimension historique et au travers de problématiques directement rattachées à des mutations ou à des enjeux auxquels ces sociétés doivent actuellement faire face.
Les approches et les méthodologies privilégiées sont celles de la sociologie, des sciences de l’éducation, de la psychologie, de l’histoire, de l’anthropologie, de la philosophie et des sciences politiques. Ce projet s’inscrit dans la continuité du groupe « Education, Enfance-s et Société dans le Japon contemporain » qui existe/existait au sein du CEJ et a/avait déjà fait une place importante aux autres sociétés d’Asie orientale, chinoises notamment.
3. Atelier Transversal d'Anthropologie Sociale : Attachement et Environnement
Contactez les responsables : Catherine Capdeville
L’atelier CAM Cour Amour Mariage a été créé en 2010 à l’initiative des maitres de conférences anthropologues de l’Inalco pour se fédérer autour de cette discipline dans l’équipe ASIES. Au niveau de l’enseignement, ce rassemblement a permis par étapes la création d’un parcours transversal d’anthropologie sociale en licence et d’un parcours anthropologie au sein du master LLCER, qui ont été avalisés dans la nouvelle maquette entrée en vigueur en 2019. Au niveau recherche, plusieurs journées d’études et participations à des colloques ont été réalisés, notamment au GIS Asies, et un ouvrage collectif a été publié fin 2018 aux Presses de l’Inalco : Les Institutions de l’Amour : cour, amour, mariage -Enquêtes anthropologiques en Asie et dans l’océan Indien (Catherine Capdeville-Zeng et Delphine Ortis dir.).
Avec la création de l’équipe IFRAE en 2019, le groupe a pris un nouvel essor, en intégrant de nouveaux membres, et en réorientant ses thèmes de recherche. Fin 2019, le nouveau nom de groupe ATAS a été choisi pour officialiser ce tournant. Il permet d’évoquer le thème de l’attachement qui fait suite à la thématique précédente autour de l’amour, tout en la développant autour des relations dépassant les seules personnes humaines, pouvant englober l’environnement au sens large, incluant des animaux, des objets, des bâtiments, des coutumes etc… La dimension affective se déploie en effet au-delà des personnes pour s’adresser à un ensemble plus vaste que nous voulons explorer à l’aide des méthodes et outils conceptuels de l’anthropologie sociale.
ATAS a pour vocation première de rassembler autour de la discipline de l’anthropologie sociale. Son inscription dans l’aire culturelle Asie de l’Est n’est pas exclusive, la participation est ouverte aux collègues anthropologues travaillant sur d’autres sociétés, notamment l’Inde (Delphine Ortis), la Turquie (Nicolas Elias)…
4. Genre en Asie
Contactez les responsables : Cam Thi Doan, Vincent Durand-Dastès, Isabelle Konuma et Françoise Robin
Les études sur les femmes, la sexualité et le genre se multiplient aujourd’hui et touchent l’ensemble des SHS, rendant moins étanches les frontières entre les disciplines. De par sa composition, l’équipe Genre en Asie adoptera une approche interdisciplinaire (anthropologie, cinéma, droit, histoire, littérature, musique, sociologie) qui est indispensable pour appréhender cet objet d’études dans sa globalité.
L’équipe travaille par ailleurs sur des terrains variés et voisins tels que la Chine, la Corée, le Japon, le Tibet et le Vietnam, ce qui rendra possible une expertise fine portant tant sur des phénomènes locaux ou nationaux que sur les mouvements transnationaux, sur la circulation des savoirs ainsi que sur les rapports de force qui s’exercent entre et au sein de ces régions. L’équipe Genre en Asie permettra donc d’étudier le genre dans une perspective à la fois aréale et interdisciplinaire.
Nous proposons d’étudier :
- la construction et l’expression des féminités et masculinités en Asie ;
- les moyens de contestation de la binarité du genre ;
- le processus d’élaboration des normes sur le genre et la sexualité ;
- la formation des réseaux militants transnationaux/transethniques en Asie pour l’égalité femme-homme et les droits des LGBTQ.
Axe III — Histoire et sociologie du fait religieux en Asie de l’Est
Suppléant : Ji Zhe
L’histoire et la sociologie des faits religieux constituent une orientation centrale des recherches effectuées au sein de l’Institut Français de Recherches sur l’Asie de l’Est. Les chercheurs participant aux travaux dans ce domaine sont des historiens (histoire religieuse, sociale, intellectuelle, de l’art) ainsi que des spécialistes des sciences sociales. Ils travaillent sur une diversité de traditions (bouddhisme, confucianisme, taoïsme, shintoïsme, sectes syncrétiques, nouveaux mouvements religieux, christianisme, mais également des phénomènes religieux en contexte très ancien et donc plus difficiles à nommer) et d’aires géographiques (Chine, Taiwan, Corée, Japon, Vietnam et circulations transnationales). Quatre thèmes sont privilégiés : (1) les appropriations politiques du religieux et religieuses du politique ; (2) les circulations religieuses transnationales en provenance d’Asie ; (3) la diversité des vecteurs de transmission du discours religieux (étudiée à travers un projet portant sur les figures des au-delà en Asie orientale) ; (4) l’histoire intellectuelle dans son lien avec les traditions spirituelles (avec un projet sur les récits biographiques). À côté de ces axes, l’IFRAE constituera également un foyer majeur en France d’études sur le bouddhisme à travers le rattachement du Centre d’Études Interdisciplinaires sur le Bouddhisme, cofondé par l’Inalco, le Collègue de France et l’EPHE et financé par des fondations privées.
Thème 1. Appropriations politiques du religieux et appropriations religieuses du politique
Tout en tenant un discours apparemment unanime sur la sécularisation (partout affirmée), les pays d’Asie orientale présentent en réalité un ensemble d’expériences originales témoignant de la diversité des modes d’articulations entre religion et politique dans des contextes anciens comme contemporains. Ces expériences, qui doivent être nécessairement comprises dans leur épaisseur historique, seront au cœur des préoccupations des chercheurs de ce premier axe. Les travaux s’organiseront autour de trois thèmes.
Il se décline en trois projets de recherche :1. Les usages politiques du religieux
Contactez les responsables : Sébastien Billioud et Zhe Ji
Ce premier projet englobe la double question de l’instrumentalisation des religions par le pouvoir et celle de la production de systèmes idéologiques dont la dimension religieuse dépasse la question d’une simple appropriation extérieure, posant ainsi la question de l’existence d’une religion civile ou la persistance d’une religion d’État. Sébastien Billioud abordera ces questions à partir d’une analyse des recours idéologiques et politiques au confucianisme en Chine et à Taiwan (du début du 20e siècle à nos jours) tandis que Fu Lan travaillera plus spécifiquement sur la manière dont les campagnes officielles d’édification morale actuelles sont relayées par des groupes d’entrepreneurs confucéens. Édouard L’Hérisson étudiera pour sa part le culte d’État mis en place par le Japon moderne en réinterrogeant la notion de Shinto d’État par le biais d’une analyse de la partition du shintô entre une sphère publique « non religieuse » et une sphère privée « religieuse ». Lü Yuchen prendra pour angle d’analyse les engagements religieux de lettrés comme Zhang Taiyan (1869- 1936) et leurs incidences sur la pensée politique et l’idéologie. Tous ces travaux feront alors écho à celui de Ji Zhe qui, dans une perspective plus contemporaine, s’intéressera à la « diplomatie religieuse » souvent mise en œuvre à travers de grands rassemblements internationaux organisés par l’État chinois, lesquels témoignent directement de l’enchevêtrement observable du politique et du religieux. Kim Daeyeol s’intéressera à des questions proches, mais dans le cadre très différent de la Corée prémoderne : il étudiera alors comment le pouvoir et les classes dirigeantes ont, pour servir des fins politiques, à la fois utilisé des ressources religieuses et joué, en l’influençant, sur le positionnement des différentes traditions les unes par rapport aux autres. De manière générale, le politico- religieux était une dimension centrale des sociétés anciennes. C’est sur ce sujet que portera la recherche de François Macé et Laurent Nespoulous en analysant comment l’archéologie et notamment les productions religieuses du Japon protohistorique et ancien font l’objet d’enjeux et de réappropriations politiques aussi bien dans le passé ancien que dans un contexte très actuel, chaque fois en relation avec la construction et la consolidation de l’État. Ils s’intéresseront pour cela particulièrement aux tombes, dans un cadre qui mélangera archéologue funéraire et croisement des données matérielles avec les textes les plus anciens de l’archipel (histoire, mythologie). Enfin, dans un registre différent mais complémentaire à toutes les études précitées, Kim Hui-yeon montrera que le recours au religieux par le pouvoir ne se limite pas nécessairement à des traditions indigènes : elle étudiera pour cela comment le gouvernement sud-coréen utilise aujourd’hui les missionnaires chrétiens dans son entreprise de « nation branding ». Ce travail est prolongé par un séminaire de M2, ouvert aux doctorants, et animé par Sébastien Billioud.
2. Religions et politique
Contactez les responsables : Sébastien Billioud et Zhe Ji
Le second thème de recherche sera celui du positionnement des religions à l’égard du politique. Devant composer avec des cadres normatifs qui limitent leur marge d’action, les religions sont contraintes à une adaptation constante. Dans les régimes autoritaires, il leur est nécessaire de négocier avec les autorités un espace d’exercice de leurs activités ou alors de se replier vers des activités souterraines. Divers cas permettront d’étudier cette question en Chine : celui des organisations bouddhistes locales et taïwanaises (Ji Zhe) ou des grands temples bouddhistes (Amandine Peronnet), du réseau des temples bouddhistes Shaolin (Xu Lufeng), des groupes d’entrepreneurs confucéens et bouddhistes (Fu Lan), des éducateurs confucéens (Sébastien Billioud, en collaboration avec Wang Canglong, University of Hull ; Silvia Elizondo), de l’Association taoïste de Chine (Hélène Voyau), des sectes chrétiennes interdites comme le Quannengshen (Pan Junliang), des mouvements protestants évangéliques souterrains et de l’église protestante officielle (Juliette Duléry) ou encore d’un puissant « nouveau mouvement religieux » syncrétique, le Yiguandao (Sébastien Billioud). Édouard L’Hérisson s’intéressera, dans le Japon moderne, au mouvement Ōmoto et à d’autres groupes hétérodoxes (Tenri kenkyūkai, Amatsukyō, Shinsei ryūjinkai) qui se heurtèrent aux autorités tandis que Jérémy Jammes réfléchira à l’émergence d’un type de méditation parmi les communautés caodaïstes vietnamiennes visant à contourner l’interdiction de leurs pratiques médiumniques oraculaires. Ces études comparées devraient permettre de mettre en lumière les différentes stratégies d’acteurs religieux extrêmement divers afin de composer avec un environnement très encadré et restrictif. Mais la question de l’adaptation à l’environnement sera aussi posée dans des contextes plus ouverts et démocratiques. Kim Hui- yeon étudiera comment les églises protestantes sud-coréennes embrassent volontairement la rhétorique du gouvernement de Séoul afin de transmettre une « coréanité » aux populations migrantes originaires d’Asie du Sud-Est, participant ainsi au « nation-building » promu par le gouvernement. À Taiwan, les organisations religieuses (étudiées par Sébastien Billioud et Ji Zhe) s’engagent socialement et contribuent largement, notamment par leurs actions philanthropiques et éducatives, à la cohésion sociale. On analysera alors comment leur stratégie d’expansion (sur l’île, en Chine, dans le monde) détermine leur positionnement dans le paysage politique taiwanais. Enfin, certaines religions portent directement un projet proprement politique, à l’instar de la Sōka gakkai japonaise. C’est ce qu’illustreront les recherches de Pan Junliang à partir du cas du Quannengshen.
3. La militarisation du religieux
Contactez les responsables : Sébastien Billioud et Frédéric Wang
La problématique de l’articulation entre le civil (wen) et le martial (wu) est depuis toujours centrale en Asie de l’Est, même si elle a pu prendre des formes très différentes en fonction des pays, des cultures et des époques. L’importance relative de l’un ou de l’autre pôle, notamment dans la culture des élites, a pu influer sur leur propre compréhension des systèmes de valeurs dont ils se considéraient être dépositaires. Ce constat est encore pertinent à l’époque moderne. On étudiera ici en premier lieu la situation du confucianisme. L’hypothèse émise par Sébastien Billioud est que le confucianisme chinois connaît à partir du début du 20ème siècle une militarisation (retour du thème martial) que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs cas concrets seront étudiés pour expliquer ce phénomène et en montrer les enjeux les plus actuels. Si l’influence du confucianisme japonais constitue sans doute l’un des facteurs explicatifs de cette situation, il n’en est pas forcément le seul. C’est de la profondeur historique que Frédéric Wang apportera à cette réflexion afin d’abord de retracer sur la longue durée l’histoire de l’équilibre entre le civil et le martial et de montrer les formes qu’il a pu prendre dans l’histoire impériale tardive. Les cas de confucéens illustres comme Wang Yangming ou Zeng Guofan seront alors considérés, permettant sans doute de mieux comprendre la genèse de certaines mutations modernes du confucianisme. Mais ce travail sur la militarisation du religieux ne se limitera pas au confucianisme puisqu’elle sera aussi analysée par Georges Favraud à partir de techniques du corps de maîtres taoïstes du Hunan, lesquels articulent une pratique des arts martiaux exorcistes et une tradition visant à « nourrir sa vie ». La situation japonaise sera aussi étudiée par deux chercheurs. D’une part, Laurent Nespoulous analysera comment la religion et les assemblages culturels dans lesquels elle se situe (le bouddhisme zen en contexte médiéval par exemple) a pu aussi servir historiquement au Japon à l’élite guerrière de stratégie de différenciation sociale vis-à-vis des lettrés. D’autre part, avec l’exemple de l’aikidō au sein de la secte Ōmoto et du Shōrinji kenpō créé dans l’immédiat après-guerre, Edouard L’Hérisson travaillera sur la pratique martiale dans un cadre religieux. Enfin, en ce qui concerne le Vietnam, l’origine et les ambitions géostratégiques de l’armée de la nouvelle religion caodaïste qui a fait couler beaucoup d’encre pendant la guerre d’Indochine, seront analysées par Jérémy Jammes.
Si les liens entre religion et politique seront donc abordés dans ces trois grands thèmes de manière variée, une question fondamentale nourrira néanmoins de manière transversale la plupart de nos recherches. Il s’agit de celle du politico-religieux (ou du théologico-politique) et de son éventuel rôle, aujourd’hui encore, au fondement du social et de l’Etat, par-delà même le discours des Etats sur leur nature sécularisée. Rien n’est d’ailleurs plus emblématique pour réfléchir à ces thèmes que le caractère 教 qui porte étymologiquement en lui cette double référence au politique et au religieux.
Thème 2. Circulations religieuses transnationales
L’Asie de l’Est connaît aujourd’hui un remarquable dynamisme religieux qui se traduit par une circulation accrue des acteurs, des croyances et des modalités concrètes de l’activité religieuse. Ces circulations ont une dimension régionale, mais, plus largement encore, mondiale. Cet axe, qui regroupe des enseignants-chercheurs (Ji Zhe, Kim Hui-yeon, Pan Junliang, Sébastien Billioud) et des doctorants (Mu Sihao, Juliette Duléry, Xu Lufeng, Edouard L’Hérisson), s’intéressera aux circulations religieuses à travers deux thèmes précis : d’une part, les nouveaux foyers d’exportation du religieux en Asie de l’Est ; d’autre part, l’importance du religieux dans les phénomènes migratoires. Les travaux sur les migrations s’intégreront aussi dans le projet Migrations (Axe 2, thème 2) de notre UMR.Il se décline en deux projets de recherche :
1. Les nouveaux foyers d’exportation du religieux en Asie de l’Est
Contactez les responsables : Zhe Ji et Junliang Pan
Depuis le début du 21ème siècle, le champ religieux mondial a connu de nouvelles reconfigurations liées à des dynamiques religieuses est-asiatiques. D’une part, la circulation de formes religieuses originaires d’Asie, dépassant un cadre régional, se développe rapidement dans d’autres parties du monde à travers des phénomènes de migration et grâce aux développements des moyens de transport et de communication. D’autre part, le relâchement du contrôle politique sur les religions et la croissance économique forte des années 1980-90 ont permis l’émergence dans cette région d’un ensemble de nouveaux mouvements religieux qui savent aujourd’hui parfaitement s’adapter, pour servir leur prosélytisme transnational, aux valeurs et discours de la mondialisation (du pluralisme à l’écologisme) et détiennent de surcroît des ressources financières considérables. À partir d’enquêtes de terrain, le travail de notre équipe se focalisera sur l’organisation et la structuration de l'expansion transnationale de certains groupes basés dans des lieux géopolitiquement stratégiques pour l’exportation du religieux. Les principaux cas étudiés seront : le mouvement Yiguandao basé à Taiwan et à Hong Kong et le groupe taïwanais Weixin shengjiao (Sébastien Billioud) ; le groupe taïwanais Fuzhi et sa promotion du bouddhisme tibétain et d’un mode de vie « biologique » (Mu Sihao) ; les centres Shaolin et leur rôle dans la mondialisation du Chan, du kung-fu et de la médecine bouddhique (Xu Lufeng) ; les organisations protestantes issues de Taiwan (Pan Juliang) et la diffusion des mouvements évangéliques et charismatiques dans le monde chinois (Juliette Duléry) ; les réseaux du Maître bouddhistes Jingkong, lequel ouvre d’importants centres à Hong Kong et en Malaisie (Ji Zhe) ; le nouveau mouvement religieux bouddhiste Guanyin Citta qui organise régulièrement de vastes rassemblements mondiaux à Hong Kong, à Macau ou encore Singapour (Ji Zhe). Notre recherche s’attachera à l’étude de la production mondialisée du religieux et à l’articulation entre les ambitions universelles affirmées et la prise en compte de particularismes locaux. On examinera particulièrement les questions : du leadership ; des stratégies de développement dans des cadres géographiques et culturels divers ; de l’organisation de l’effort prosélyte (stratégies mises en œuvre pour attirer des adeptes) ; de la formation des missionnaires ; du lien avec la politique des groupes étudiés (ce qui fera, dans ce dernier cas, directement écho à nos préoccupations de l’axe 1). Comme les autres, notre travail pourra être ouvert à des chercheurs affiliés à d’autres institutions et qui travaillent sur d’autres foyers d’exportation du religieux de la même région.
Ce travail prolonge des projets et collaborations déjà existantes. Ainsi, Sébastien Billioud et Ji Zhe animent ensemble depuis 2014 un séminaire conjoint (M1, M2) de l’UP et de l’Inalco sur la globalisation des religions chinoises. Ce séminaire, ouvert aux doctorants, se poursuit. Par ailleurs, un partenariat est aussi développé avec le département de sociologie de l’Academia Sinica (principale organisation de recherche taïwanaise) ou un groupe travaille aussi sur la globalisation des religions chinoises.
2. Migrations et religions
Contactez les responsables : Junliang Pan et Hui-Yeon Kim
Dans un contexte d’intensification des migrations internationales, les différentes sociétés sont
« connectées » par des réseaux dits transnationaux. Il faut reconstituer l’espace de manœuvre des acteurs (personnes ou institutions) investissant ce champ d’action transnational, et donc comprendre le système d’organisations le déterminant du niveau local au niveau global. On tentera de mieux saisir les logiques d’institutionnalisation que peuvent susciter différents types de circulations religieuses. Les migrants, de plus en plus nombreux, sont les acteurs dynamiques du tissage des réseaux religieux. Leur déplacement entraine des circulations de biens et de ressources symboliques, de nouvelles pratiques religieuses, et de nouveaux modes du croire.
Afin de mieux comprendre ce processus, Pan Junliang étudiera la dynamique religieuse des Chinois à travers l’organisation des églises protestantes en France, ainsi que d’autres groupes religieux chinois en Europe. Il cherchera à comprendre comment la circulation du savoir, de personnels et de normes religieuses contribuent à la structuration de groupes religieux et à la création de hiérarchies avec l’émergence de nouvelles élites dans les communautés chinoises d’outremer. Taiwan jouant un rôle important dans cette expansion des religions chinoises, Pan Junliang propose d’étudier plus particulièrement les circulations des missionnaires taiwanais dans plusieurs pays européens comme la France, l’Espagne et les Pays-Bas, ce qui rejoint des questions posées dans le thème 1 du même axe. Ce mouvement religieux des Chinois en Europe ne se limite pas aux protestants. Il en va de même pour les Bouddhistes. Ji Zhe étudiera ainsi l’expansion mondiale de nouveaux mouvements religieux chinois comme le Guanyin Citta. L’analyse de matériaux sur les nouveaux mouvements bouddhistes en France permettra de mieux comprendre comment ceux-ci mobilisent de nouveaux immigrés issus de la Chine continentale. C’est à un autre contexte migratoire que s’intéressera Kim Hui-yeon. Elle examinera les actions menées par les Églises protestantes sud-coréennes à la fois dans les pays d’origine des migrants arrivant en Corée et sur le sol coréen. Dans ce pays, ces institutions religieuses permettent en effet aux migrants de bénéficier d’un espace de socialisation et d’une certaine intégration dans leur communauté ethno-nationale, mais aussi, à travers leur organisation particulière, d’une certaine ouverture à la société d’accueil. La migration devient ainsi un nouvel outil de prosélytisme pour les Églises protestantes, car elle constitue à la fois une nouvelle cible de conversion (les étrangers) et un moyen de reconquérir la classe moyenne des protestants coréens cherchant à s’investir dans les actions sociales. Enfin, dans une perspective plus historique, Édouard L’Hérisson s’intéressera aux sanctuaires construits en Mandchourie dans les années 1930 par des groupes de pionniers paysans japonais qui y ont émigré. Ainsi, ces différents terrains d’études permettront de mieux comprendre comment un accroissement de la mobilité religieuse, par les textes et les acteurs religieux, influence la transformation de la territorialité des croyances et des cultes et la redéfinition d’identités individuelles et collectives.
Thème 3. Les usages de l’image, de la littérature et du théâtre dans l’élaboration et la transmission du discours religieux
1. Les figures des au-delà en Asie orientale
Contactez les responsables : Pénélope Riboud et Vincent Durand-Dastes
Si les traditions religieuses en Asie orientale se sont indéniablement transmises à travers la production et la circulation de textes canoniques et des rituels, l’erreur serait grande de négliger le rôle de l’image, du théâtre et du roman comme vecteurs de transmission du discours religieux. Les différents corpus sur lesquels s’appuieront les participants à cet axe seront étudiés en tenant compte de leurs évolutions historiques (depuis le 10ème siècle jusqu’à nos jours) et de leurs déclinaisons locales en Asie orientale (Chine, Japon, Corée, Vietnam), en retenant comme principale approche thématique la formation des au-delàs comme paysage de l’imaginaire. Participeront à cet axe Estelle Bauer, Vincent Durand-Dastès, Georges Favraud, François Macé, Laurent Nespoulous, Pan Junliang, Pénélope Riboud et Jérôme Tercé.
A quoi ressemblent les mondes des morts en Asie orientale ? Quelle est la fonction qu’ils assument auprès des vivants ? Comment ont-ils évolué à travers l’espace et le temps ?
S’il est un domaine où le dialogue entre les grands courants religieux chinois (le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme) d’une part, et la tradition littéraire d’autre part, s’est montré aussi fructueux qu’imaginatif, c’est dans l’invention d’univers, tantôt paradisiaques tantôt infernaux, susceptibles d’accueillir notre destin post-mortem.
Ces visions de l’au-delà ont donné naissance à une littérature protéiforme, à une imagerie luxuriante et à une riche tradition gestuelle et théâtrale, dont il est possible de suivre l’évolution sur plus de douze siècles à travers toute l’Asie orientale, de la province « occidentale » du Xinjiang au Vietnam, en passant par la Chine, la Corée et le Japon. Dès le 8e siècle de notre ère, plusieurs trajectoires alternatives s’offrent à l’individu après sa mort, qui l’entraîne tantôt devant un monde bureaucratique souterrain formé de dix cours que président des rois-juges impitoyables, tantôt dans de sauvages paysages taoïstes peuplés d’immortel(le)s, tantôt encore dans des paradis bouddhiques aux accents de musique et de danse. Ces schémas post-mortem s’appuient parfois sur des traditions religieuses bien définies (comme les Terres Pures de l’ouest des bouddhistes par exemple), mais parfois reposent sur la fusion de plusieurs croyances en l’au-delà, qui voient converger dans des lieux propices à l’imaginaire les anciennes croyances populaires chinoises, la conception du karma et de la réincarnation bouddhique, le culte des ancêtres confucéen et la bureaucratie céleste des taoïstes. C’est le cas notamment de la vision d’un enfer-purgatoire qui voit le jour au tournant du 9e et du 10e siècle, et qui évolue de façon continue jusqu’à nos jours.
Ces différentes vies après la mort ont souvent été étudiées individuellement, et l’accent a été mis tantôt sur leur dimension rituelle, tantôt iconographique, littéraire ou sociale, mais toujours en lien avec des traditions rituelles et eschatologiques indépendantes (bouddhisme et taoïsme essentiellement). Or les entrelacs et assemblages que forment les trajectoires post- mortem justifient de les considérer pour une fois côte à côte comme des espaces alternatifs, dont la topographie et les dynamiques internes pourraient assumer des fonctions similaires vis-à-vis des vivants.
Par ailleurs, à l’orée du spectre des au-delà possibles, on s’interrogera également sur le rôle de la tombe comme espace transitoire entre monde des vivants et monde des morts. Que nous dit son aménagement interne (structure, décor, mobilier) sur le schéma post-mortem auquel se rattachait le défunt ? Comment cet espace a-t-il été intégré dans la littérature et la culture visuelle dédiées aux au-delàs ? Dans quelle mesure les tombes, autant incarnation du religieux que du politique, témoignent-elles de la circulation et de l’économie des biens de prestige, de la légitimité à diriger, de la compétition et de la distinction au sein des élites ? Enfin, le monde du théâtre rituel chinois est pour partie composé de « yinxi », pièces des ténèbres, qui mettent en scène des voyages au monde des morts, et, souvent jouées la nuit, ont pour public désiré les défunts insatisfaits. Ces pièces jouées par les vivants pour assurer le salut des morts trouvent un écho direct dans l’art funéraire, qu’il s’agisse du décor de la tombe (dès le 12e siècle, au tout début de l’histoire du théâtre chinois, des éléments qui s’en inspirent apparaissent dans les tombeaux en Chine du nord) que des peintures liturgiques accompagnant les cérémonies célébrées à l’intention des défunts : dans la Chine des 19e et 20e siècles, les peintures des dix rois du monde souterrain abritent un véritable « théâtre des enfers », montrant des scènes célèbres du répertoire représentées devant les monarques infernaux. Notre projet tentera pour la première fois une approche globale de ce « théâtre de l’autre monde », dans ses dimensions picturales, rituelles et littéraires. Aux 20e et 21e siècles, de nouveaux arts de la représentation, notamment le cinéma fantastique, transmettent et renouvellent ce vocabulaire pictural de l’horreur et de l’espoir.
Le projet se donne donc pour double objectif mettre en évidence la richesse d’une foisonnante production imaginaire, et d’analyser les fonctions qu’assume la thématique des au-delàs dans l’art, la littérature et le théâtre au sein d’un système religieux et social complexe. Il s’inscrit dans la continuité du travail sur les enfers et le purgatoire qui avait été mené au sein du projet « Narrativité : Paroles, textes, images » dans le cadre de l'Idex Sorbonne Paris-Cité (2013-2016) et qui a donné lieu à un colloque international, une publication en préparation et plusieurs séminaires de master. L’analyse structurelle croisée de plusieurs visions de l’au-delà telles qu’elles apparaissent dans un large éventail de sources permettra à Vincent Durand- Dastès, Pénélope Riboud et Estelle Bauer de s’interroger sur les dynamiques internes de ces représentations des au-delàs (identifications des éléments de continuité et des déclinaisons régionales de certains schémas post-mortem (lieux, situations, personnages).
Vincent Durand-Dastès étudiera à travers les arts visuels et le théâtre la question de la théâtralité des représentations des enfers (le temps du rituel et ses traductions gestuelles ou iconiques, les différents types de mise en image des panthéons infernaux (ou célestes), et la théâtralité de la mise en scène des personnages qui les composent). Jérôme Tercé s’attachera à suivre l’évolution de ces représentations dans les films d’horreur de Hong-Kong ou Taiwan, et de leurs échos en Asie du Sud.
François Macé et Laurent Nespoulous, s’attacheront pour leur part à envisager le phénomène de la tombe dans le Japon pré et protohistorique. Ils travailleront pour ce faire dans un cadre qui mélange archéologie funéraire (dont le phénomène mégalithique au Japon) et croisement des données matérielles avec les textes les plus anciens de l’archipel (histoire, mythologie). Au-delà du monde infernal stricto sensu, Georges Favraud, au travers de l’étude ethnographique de pratiques taoïstes, aussi bien rituelles que théâtrales et individuelles (taijiquan, daoyin), qui impliquent de jouer à être un dieu, un animal, un artisan ou un fonctionnaire, abordera le rôle technique des intentions et des images incorporées dans la construction de gestes efficaces et dans le façonnement de la personne et de la communauté.
Pan Junliang s’intéressera au rite taoïste dit de « raffinement » (liandu 煉度) et à ses représentations. Ce rite, s’articulant à des conceptions de l’au-delà comportant un ensemble de structures bureaucratiques et de panthéons, permet au pratiquant non seulement de transformer son corps charnel en un corps spirituel pour ainsi atteindre l’immortalité, mais aussi de délivrer les morts du jugement et des tortures subies dans les enfers. Il s’agira à travers cette étude de comprendre les modes d’intériorisation et d’universalisation de la religion chinoise ainsi que sa construction continue par l’intégration de diverses traditions (culture de soi, Bouddhisme mahāyāna, etc.,). Pan Junliang examinera également les circonstances politico-sociales dans lesquelles prospère ce rite.
Thème 4. Histoire intellectuelle et traditions spirituelles
1. Approche de l’histoire intellectuelle en Asie de l'Est à travers les récits biographiquesContactez les responsables : Stéphane Arguillère et Frédéric Wang
Plusieurs des membres de l’IFRAE travaillent plus particulièrement sur des corpus théoriques d’ordres divers, qui doivent aux particularités culturelles de l’aire considérée de n’être jamais complètement coupés de la sphère religieuse – dont la délimitation à l’égard du champ profane est, au reste, difficile à tracer dans les civilisations considérées – et même parfois impossible. C’est leur inclusion dans cette dimension ou dans cette nébuleuse peu ou prou religieuse qui explique l’inscription de cette thématique dans l’axe 3 – mais aussi le choix d’une approche de type historique.
Plus précisément, plutôt que le point de vue souvent trop extérieur de « l’histoire des idées », parfois excessivement descriptif ou doxographique dans la description des contenus de pensée, nous avons opté pour une approche serrant au plus près l’expérience de la pensée à travers l’étude combinée de nos corpus théoriques avec toute une littérature biographique (sous toutes ses formes : nécrologie, inscription funéraire, stèle, chronologie année par année, autobiographie, biographies dans les histoires officielles et non-officielles, dans les
monographies locales et dans le biji 筆記…).
Ainsi, sous des modalités diverses, appropriées aux diverses époques et zones culturelles de l’aire considérée, nous nous proposons de travailler à une approche des pensées d’Asie Orientale qui ne les séparerait ni de leurs conditions de production réelles, ni des préoccupations (notamment religieuses) de leurs auteurs. Cela implique de tenir le milieu entre deux erreurs : ni arracher les contenus conceptuels au contexte réel de leur élaboration, souvent implicite, pouvant inclure toutes sortes d’attendus « non philosophiques » tacites ; ni vouloir ne voir dans la spéculation théorique qu’une superstructure idéologique sans autonomie à l’égard de la religion, des pratiques méditatives ou des conditions sociales.
Une telle approche impose une réflexion sur la biographie comme genre littéraire dominant au sein de la littérature historiographique dans nos aires concernées. Notamment, il s’agit de cerner le type d’informations que l’on peut en tirer quant au rapport des auteurs et des personnages considérés (lettrés, religieux, politiques…) (1) au travail de la pensée (présentée comme invention ou comme continuation d’une tradition, etc.) et (2) à leur contexte social et culturel dans différents registres.
Une telle approche favorisera des comparaisons entre les aires et les périodes concernées par les recherches des divers participants de ce thème. Cette thématique interdisciplinaire (histoire, littérature, philosophie) concerne en effet des collègues et des doctorants de l’IFRAE, spécialistes de la Chine, de la Corée, du Japon et du Tibet. Elle couvre une période étendue qui va de l’époque ancienne et médiévale à l’époque moderne en passant par l’époque pré- moderne.
Les recherches biographiques de Stéphane Arguillère, historien de la pensée tibétaine, portent sur les auteurs et personnages clefs entre les 13e-15e siècles et du 19e siècle au début du 20e siècle. Monique Casadebaig s’interrogera à travers les biographies sur la manière dont l’historiographie chinoise condamne ou remercie sans procès les dialecticiens de l’époque
pré-impériale : Gongsun Long, Hui Shi, Deng Xi. Vincent Durand-Dastès, déjà très impliqué dans d’autres thématiques de l’axe 3, poursuivra son travail sur les hagiographies. Simon Ebersolt compte examiner les éléments biographiques du philosophe Kuki Shūzō (1888-1941) dans ses poèmes où il fait part de son expérience parisienne ou dans ses essais et correspondances qui nous donnent des informations sur le contexte intellectuel et philosophique de l’époque. Kim Daeyeol souhaite étudier les autobiographies de la dynastie du Chosŏn du 17e siècle au 19e siècle. en mettant l’accent sur la « découverte de soi » des auteurs dans leurs rapports avec le néoconfucianisme orthodoxe et les autres traditions
« religieuses ». Liu Hong travaillera sur les lettrés « mineurs » entres les deux Song (13e siècle) à partir des biographiques enregistrées dans le biji, genre sur lequel elle travaille depuis de nombreuses années. François Macé envisagera deux volets : notices rédigées par les disciples à l'occasion de la publication de l'œuvre d'un auteur des Études japonaises et biographies divines rassemblées dans le recueil du Shintōshū, proches du conte. Frédéric Wang s’intéresse pour ce projet à certaines biographies dans la « Forêt de lettrés » de l’Histoire des Ming
(Mingshi 明史).