In memoriam Joseph Deth Thach

Notre collègue Joseph Deth Thach, membre du Sedyl, nous a quitté il y a peu. Son ancienne professeure, Marie-Sybille de Vienne, lui rend hommage.
Joseph Deth Thach
Joseph Deth Thach. Portrait. © DR‎

Joseph Thach fut l’un des étudiants de ma première ‘fournée’ à l’Inalco, en 1997, où il apprenait le khmer et le siamois. Si ce que j’enseignais — l’économie politique du Sud-est asiatique — ne l’intéressait guère, il avait passé l’épreuve sensiblement au-dessus de la barre. Indépendamment de ce relatif succès, il se distinguait de la faune hétéroclite des amateurs du Sud-est asiatique par une incontestable aisance et une maturité certaine, parées à l’occasion d’un sourire enjôleur drainant dans son sillage un nombre significatif de camarades.

 

D’après les formulaires officiels, celui que l’on désignait le plus souvent par son nom cambodgien, Deth, était né en 1976, ce qui en faisait un contemporain de mon fils aîné. Le croisant régulièrement ensuite dans les couloirs sordides du 1er étage du centre d’enseignement de Dauphine (au point que les étudiants finirent par les repeindre, avec le soutien amusé du ‘chef de centre’ d’alors, qui fournit le matériel), je découvris auprès de tiers qu’il était arrivé du Cambodge en France en 1990 et avait vécu l’essentiel de son enfance balloté d’un camp de réfugiés à l’autre. Discret autant qu’exubérant, Deth n’en parlait guère, se refusant à tirer parti de l’éventuel tropisme misérabiliste de ses interlocuteurs : il se savait capable de réussir par ses seuls talents.

 

 

Il était — entre autres — passé par le camp de réfugiés de Site 2, situé dans le district d’Aranyaprathet (dans la province thaïlandaise de Sa Kaeo). Le Site 2 rassemblait sur 8 km² près de 60% des réfugiés cantonnés dans la zone frontalière du Cambodge, répartis sur six zones de résidence formant autant de quartiers séparés et gardés, pour prévenir les conflits à l’intérieur du camp tout en facilitant le confinement de ses habitants[1].

 

À Site 2, il avait pu suivre les cours d’anglais dispensés par une jeune volontaire américaine diplômée d’Harvard. Avec l’aide (entre autres) des pères jésuites qui pouvaient circuler entre les différents secteurs du camp, il put bénéficier d’un programme d’accueil de jeunes réfugiés en France. Moyennant quoi Deth atterrit à Paris en décembre 1990, puis est recueilli par une famille de la grande bourgeoisie catholique de Marseille ayant déjà six enfants. À Marseille, Deth réussit à rattraper son retard. Parallèlement, il demande le baptême et prend alors le nom de Joseph, qui se trouve être celui du saint patron de son Collège, figure protectrice emblématique des « évangiles de l’enfance », sans que l’on puisse savoir ce qui a véritablement motivé ce choix.

 

 

S’il est devenu Joseph, il n’abandonne pas Deth pour autant et retourne au Cambodge quand il le peut. Après l’obtention d’un baccalauréat scientifique en juin 1996 et une année où il se cherche, il décide au final de ‘monter’ à la capitale, pour y suivre une double formation, en LEA à Paris III et aux Langues O’. Le diplôme supérieur de khmer en poche en 2000, il passe un an à l’université de Silapakorn en Thaïlande — l’alma mater de Gilles Delouche, son professeur de siamois — où il enseigne le français, pour achever son cursus de siamois, tout en poursuivant celui de khmer par une maîtrise de linguistique sur les déterminants nominaux effectuée sous la houlette d’un pédagogue brillant, haut en couleur, maniant la contrepèterie comme la gastronomie : Michel Aufray. Il obtient un DEA sur les déictiques spatiaux, intègre le séminaire informel de la doyenne des études khmères, Madame Saveros Pou, qui l’initie aux états anciens de la langue.

 

Viennent l’inscription en thèse et l’obtention d’une bourse doctorale lui permettant de poursuivre ses recherches au Cambodge, affilié à l’université royale de Phnom Penh. Sa vie de jeune chercheur n’est pourtant pas sans cahots : il interrompt sa thèse, puis finit par la reprendre. Et il profite d’un séjour au Cambodge pour y fonder en 2006 l’association Kok Thlok visant à faire renaître la tradition des ‘grands cuirs’ du théâtre d’ombres cambodgien. Mais le drame n’est, hélas, jamais très loin : Michel Aufray, son directeur de thèse, meurt d’un accident de la route quelques mois avant la soutenance. Gilles Delouche, le comparse de M. Aufray aux Langues O’, l’aide toutefois à remonter la pente et à parachever l’exercice.

 

 

Sa thèse (Étude de deux marqueurs d’indéfini du khmer, na: et ?ej) en poche, il séjourne pendant deux ans au Cambodge grâce à des contrats postdoctoraux. La procédure de recrutement une fois lancée, presque vingt ans après son départ de Site 2, en septembre 2009, Deth devient maître de conférences de khmer et de linguistique à l’Inalco et intègre l’un des grands laboratoires de linguistique de la place parisienne : le SeDYL (Structures et Dynamiques des langues).



 

On aurait pu penser que Deth, désormais installé dans ‘la carrière’, se serait enfin posé. De fait, il fonde une famille et se retrouve père d’un jeune Célestin en 2014. Pour autant, il n’aura de cesse de secouer le palmier à sucre des études khmères pour en multiplier les fruits, au Cambodge comme en France. Dès 2012, il lance le programme Manusastra (Humanité en khmer) dans le cadre d’une « Université des Moussons » montée de toutes pièces où sont dispensés en français pendant les congés de la métropole les bases théoriques et méthodologiques des sciences humaines (histoire, ethnologie et linguistique) aux étudiants de licence de l’université royale de beaux-arts (URBA), étendu en 2014 au Laos (université nationale du Laos), puis au master en 2017 (en double cursus URBA-Inalco).

 

 

Nous nous sommes croisés à de multiples reprises pendant cette période, au titre de mes fonctions de responsable des relations internationales de l’Inalco (2013-2017), y compris lors d’une mission au Cambodge que j’avais effectuée en 2014 (aux côtés de notre Présidente, Manuelle Franck) pour la remise des diplômes de la première promotion du double cursus Inalco-URBA. Sa capacité à mettre les personnalités les plus disparates en réseau et à les faire travailler ensemble au service d’une culture dont elles ignoraient à peu près tout m’avait semblée hors norme. Qui plus est, il avait acquis un exceptionnel savoir-faire pour obtenir des financements, provenant de la Mairie de Paris (il était lauréat du programme Émergences), de l’AUF, de l’IRD… Le tout avait abouti en septembre 2017 à son envoi en délégation à l’IRD à Phnom Penh, où il devait rester quatre ans. Outre ses nombreux passages aux Langues O’, nous nous y étions retrouvés en juillet 2018, lors d’un séminaire organisé dans le cadre du programme européen GEReSH-CAM[2], qu’il pilotait.

 

 

Ces talents, aussi, étaient porteurs d’inquiétude, car il en résultait une course folle, où l’homme-orchestre qu’était devenu Deth semblait perpétuellement en train de boucher les trous du Tonneau des Danaïdes, chaque montage imposant de développer un nouveau projet pour pérenniser les subsides du précédent et ainsi faire monter en puissance Manusastra. Les coups durs, là aussi, ne manquèrent pas, comme le vol gare Saint Lazare en 2018 de l’ordinateur contenant le premier jet de son HDR lors d’un de ses passages en France, alors qu’il n’en avait pas de sauvegarde.

 

Comme toute mort d’un être jeune et au dynamisme fougueux, la mort de Deth est une injustice, d’autant plus difficile à admettre que pour beaucoup, et moi la première, il incarnait doublement l’espoir : à la fois celui d’une possible réussite de ceux dont l’enfance fut en partie brisée, et celui d’une sauvegarde de la plus ‘monumentale’ et l’une des plus anciennes cultures de la Péninsule indochinoise.

 

Pour évoquer l’une des étapes de sa genèse, laissons la parole au Père Ceyrac, qui fut l’un des grands témoins de Site 2 : « On peut dire que Site 2 est l’endroit du mal. […] Mais c’est aussi l’endroit de la grâce et de la beauté, qui est plus sensible que partout ailleurs. En dépit d’une toile de fond faite d’angoisse, d’inquiétude, de souffrances, de cauchemars du passé, d’incertitude pour l’avenir, il y a une grandeur humaine qu’on ne trouve guère ailleurs […] ».[3]  Deth, plus que bien d’autres, en était porteur « au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu… »[4]

 

 

Marie-Sybille de Vienne

Professeure des universités en histoire, économie et commerce international, et relations internationales

 

 

Joseph Deth Thach, sa page sur notre site inalco.fr                            

 



[1] Voir Christelle Thibault, L'archipel des camps. L'exemple cambodgien, Paris, PuF, 2008, ch. 1.

[2] Gouvernance et émergence de la recherche en sciences humaines au Cambodge.

[3] Cité dans « Hommage au Père Pierre Ceyrac », PHARE (Patrimoine humain et artistique des réfugiés et de leurs enfants),

https://association-phare.org/2017/05/05/hommage-au-pere-pierre-ceyrac/.

[4] Prologue de l’Évangile selon Saint Jean qui pose le problème du lien entre le Divin et le Langage.