Histoires de cinéma ukrainien

En exclusivité pour l'Inalco et alors en plein tournage d’un nouveau film, Myroslav Slaboshpytskiy, un des plus importants cinéastes ukrainiens contemporains, Prix de la révélation et Grand Prix de la Semaine de la critique à Cannes en 2014 pour son premier long métrage, "The Tribe" (entièrement tourne en langue des signes, sans sous-titres ni voix hors-champ), raconte « son » cinéma ukrainien, une histoire étrange et tumultueuse, mais passionnante.
Les Chevaux de feu (film de Serguei Parajdanov)
Les Chevaux de feu (film de Serguei Parajdanov) © DR. Collection Christophe L.‎

Naissance du cinéma ukrainien

Myroslav Slaboshpytskiy : « La légende dit que les Ukrainiens auraient inventé le cinématographe deux ans avant les frères Lumière. En effet, à Odessa vivait un certain Josyp Tymchenko qui a inventé un appareil cinématographique comme celui des frères Lumière et a commencé à présenter des films. A Odessa, tout peut arriver ; même si cette théorie peut faire sourire[1].
 
De manière générale, Odessa est une ville très importante pour le cinéma ukrainien. L’Ukraine faisait à l'époque partie intégrante de l'Empire tsariste, où l’on appliquait des lois antisémites qui forçaient les Juifs à vivre dans des « zones de résidence » bien précises. C'est ainsi que la plupart des Juifs n'était pas autorisée à s’installer dans la capitale. Beaucoup ont migré vers les États-Unis. Par conséquent, quelques stars d'Hollywood descendent d'un milieu juif odessite, ukrainien ou bélarusse. Strictement parlant, certaines de ces personnes ont fondé Hollywood. Encore aujourd'hui, Odessa accueille tous les ans au mois de juillet un des plus importants festivals de cinéma européen[2]. Après l'arrivée au pouvoir des bolcheviques, le premier réalisateur important fut Dziga Vertov (1896-1954). Il est l'auteur d'un magnifique film documentaire intitulé La Symphonie du Donbass (Union soviétique / Ukraine, 1930. 65 min). Le Donbass est la région d'Ukraine actuellement en guerre[3].
Dziga Vertov était le premier réalisateur à être catalogué comme ukrainien, car il a réalisé des films basés sur la société ukrainienne. Vertov est mort à Moscou. Le départ à Moscou était en quelque sorte une étape obligatoire pour tous les grands cinéastes ukrainiens de l'époque.

La Symphonie du Donbass : Voir le film (sans garantie de la pérennité du lien)

Dziga Vertov est également l'auteur en 1929 du célèbre film L'Homme à la caméra
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Alexandre Dovjenko, canon du cinéma ukrainien

Alexandre Dovjenko (1894-1956) fut un autre grand réalisateur ukrainien. Il fut lauréat du prix Staline à trois reprises. Son film La Terre (Union soviétique / Ukraine, 1930, 75 min) est devenu pour le cinéma ukrainien ce que Goethe est à la littérature allemande. Dovjenko est le père fondateur du cinéma ukrainien, car il a institué une sorte de canon, consistant à réaliser des films dans un langage cinématographique imaginatif et unique. Dovjenko a finalement lui aussi quitté l'Ukraine et est mort à Moscou. Le nom de Dovjenko a été donné au plus grand studio de cinéma ukrainien (ouvert en 1927 à Kiev), qui connaît aujourd'hui des heures difficiles.
 
La production de Dovjenko a été mise en avant dans les années 1960, lorsque le parti communiste décida la promotion des cinémas nationaux. Il faut dire que ses films étaient d'une façon ou d'une autre des films ethnographiques. En URSS, tout ce qui était national était considéré comme ethnographique. À la suite de cette politique de promotion, attribuée à Mikhaïl Souslov[4], les studios furent chargés de produire des films nationaux. En dehors de ces studios d'Etat, il n’était pas possible de faire un film car il n’y avait pas de capitaux privés. Le système des studios exista en Ukraine jusqu’à la fin des années 1990.

La Terre : Voir le film (sans garantie de la pérennité du lien)

Serguei Paradjanov ethnologue arménien du cinéma ukrainien

Le principal réalisateur ukrainien des années 1950-60 fut Sergueï Paradjanov (1924, Tbilissi ; 1990, Erevan), qui a signé Les Chevaux de feu (URSS / Ukraine, 1964, 97 min). Il s'agit d'une adaptation libre du roman de l'écrivain ukrainien du XIXe siècle Mykhaïlo Kotsiubynskyl, Les Ombres des ancêtres oubliés. Ce ne fut pas le premier de ses films tourné dans les studios Dovjenko. Il y a également signé quelques films intéressants comme Andriesh (URSS / Ukraine, 1954) ou Rhapsodie ukrainienne (URSS/ Ukraine. 1961), entre autres. Il est allé tourner Les Chevaux de feu dans les régions montagneuses de l'Ukraine, dans la région des Houtsoules, et Il y a tourné des scènes tout à fait captivantes. Je pense qu'il a vu ces peuples comme des aborigènes. Ce fut comme une expédition ethnologique en Micronésie. Il était arménien et avait étudié à Moscou, Après la diffusion des Chevaux de feu, il a été emprisonné en 1973 pour cinq ans sur des accusations de nationalisme et d'homosexualité[5]. En URSS, c'était un crime. Après sa sortie de prison, li a quitté l'Ukraine et n'y est plus jamais retourné.

Les Chevaux de feuVoir le film (sans garantie de la pérennité du lien) 

Rhapsodie ukrainienne. Voir le film (sans garantie de la pérennité du lien) 

Puis il a réalisé le grand film arménien Sayat Nova (La Couleur de la grenade. Union soviétique / Arménie, 1969, 73 min) et le grand film azerbaïdjanais Achik Kérib, Conte d'un poète amoureux (Union soviétique / Géorgie, 1988, 83 min). Sergueï Paradjanov est un Arménien de Géorgie et c'est à lui que l'on doit ce film ukrainien majeur que sont Les Chevaux de feu. Il tournait d’une manière très particulière. Ce film est peut-être la plus grande fierté du cinéma ukrainien.
Andrei Tarkovski, un des plus grands réalisateurs soviétiques appréciait particulièrement les films de Paradjanov. Paradjanov considérait quant à lui Pasolini comme son réalisateur préféré. On peut voir dans son œuvre de nombreuses illustrations de cette influence. Avec Les Chevaux de feu, Paradjanov a tourné le film le plus ukrainien, et en termes créatifs, est considéré comme l'héritier direct de Dovjenko.

Sayat Nova, La Couleur de la grenadeVoir le film (sans garantie de pérennité du lien)

Achik Kérib, Conte d'un poète amoureuxVoir le film (sans garantie de pérennité du lien) 


Myroslav Slaboshpytskiy, cinéaste ukrainien (voir sa filmographie plus bas)

Notes
[1] Comme beaucoup de ses collègues scientifiques européens qui cherchaient à mettre au point des appareils de projection, l'ingénieur en mécanique ukrainien Joseph Tymtchenko a inventé, de son côté, un mécanisme d'entraînement de la pellicule, dit escargot, mais nullement le cinéma... que l'on attribue, bien évidemment aux frères Lumière.
[2] Odessa lnternational Film Festival : http://oiff.com.ua.
[3] Entretien réalisé en 2015.
[4] Homme politique et idéologue soviétique (1902-1982).
[5] Voir cette archive du journal télévisé de TF1 en 1977 : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caa7700267201/serguei-paradjanov  

Filmographie de Myroslav Slaboshpytskiy
2006 : The Incident (Жах, court-métrage)
2009 : Diagnosis (Діагноз, court-métrage)
2010 : Deafness (Глухота, court-métrage)
2010 : Мудаки. Арабески (court-métrage)
2012 : Nuclear Waste (Ядерні відходи, court-métrage)
2012 : Україно, goodbye! (court-métrage)
2014 : The Tribe (Плем'я) (long-métrage)

The Tribe - Voir le long métrage en entier (sans garantie de la pérennité du lien)

Deafness - Voir le court métrage en entier (sans garantie de la pérennité du lien)

Illustration en tête d'article
"Les Chevaux de feu" de Serguei Paradjanov © Collection Christophe L. DR.