Une langue et des littératures d’extrême-Europe

A l’autre bout de l’Europe, plusieurs littératures minorées en langue turque poursuivent leur existence, ce dont atteste la production turcophone dans la zone balkanique (Kosovo, Bulgarie, Grèce du nord (Thrace)) mais aussi à Chypre nord et en République de Moldavie.

S’il n’est pas rare non plus d’entendre le turc parlé en Bosnie, en Macédoine ou parmi les groupes de descendants de Turcs et de Tatars dans la Dobroudja roumaine, et si l’on constate une nette augmentation des rapports commerciaux, culturels et religieux avec la République de Turquie depuis les années 1990, l’écrit reste peu affirmé. Mais il est évident pour tout visiteur que parmi les traces concrètes de la présence ottomane (qui s’interrompt au début du XXè siècle) et les rapports géopolitiques actuels, la langue au premier chef, contribue à l’affirmation identitaire de divers groupes des Balkans contemporains.

 

Au Kosovo, la langue turque maintient actuellement un statut officiel dans les villes de Prizren, Mamuşa, Priştine, Mitroviça, Vıçıtırın et Gilan et perpétue sa présence dans de nombreux villages dispersés au sud et sud-est du pays. Pendant toute la durée de l’ex-Yougoslavie, le pôle Skopje (Üsküp en turc) - Priştine constituait un des axes culturels de l’enseignement et de la diffusion de la langue : à partir de 1951 et la reconnaissance des droits linguistiques des minorités, l’enseignement en turc fut autorisé ; mais entre 1980 et 2000, on assiste à une baisse du nombre des écoles et donc du nombre d’élèves. Quelques revues (dont Tan, hebdomadaire et la revue mensuelle pour la jeunesse, Türkçem), des éditeurs et des programmes de radio maintiennent l’intérêt dans un pays où l’albanais et le serbe se livrent une lutte féroce. En Roumanie, plusieurs revues préconisent l’emploi du turc comme langue véhiculaire mais ce sont (outre les populations turcophones déjà mentionnées) les Roms qui, pour s’émanciper du roumain officiel, ont choisi cette stratégie. Un peu partout, le plus important héritage attestant du contact entre les langues, consiste en un apport très vivace de turquismes (mots d’origine turque adaptés, intégrés à la langue locale) en serbe, bosnien, albanais, grec, et macédonien avec une très forte occurence en roumain et bulgare. Sans oublier le rôle joué par les chaînes de télévision turques captées depuis les années 1990 puis transmises par le câble et l’internet, qui a considérablement renforcé l’attractivité du modèle turc, sa « modernité musulmane » dont le succès culmine avec les séries historiques des dix dernières années.

 

Pour l’observateur extérieur, le cas le plus intriguant et dont le nombre de locuteurs est le plus notable est le gagauz (Gagauzca) : dans une Moldavie roumanophone et russophone, la région gagauz (en français : gagaouze) située dans le sud-est du pays, est peuplée de locuteurs turcs de religion orthodoxe (environ 200 000) dont les liens avec la langue et la littérature de Turquie sont puissants car ils ont été retissés à la fin des années 1930 sous l’impulsion d’un ambassadeur et pédagogue turc, l’écrivain Hamdullah Suphi Tanrıöver (1885-1966). Après la création de vingt-six écoles et le renforcement des liens avec la Turquie, il faut attendre l’année 1957 pour voir une renaissance linguistique marquée par l’apparition de la presse : l’instauration de l’alphabet gagaouz est également suivie de la rédaction de manuels scolaires originaux.

 

 

Un deuxième essor culturel commence en 1988 avec la parution du journal Ana Sözü (en alphabet cyrillique) comme supplément d’un bimensuel : Sovietskaya Moldova tandis que la production littéraire en turc se manifeste dans les publications locales et les parutions à Ankara ou Istanbul. Les noms dominants de cette littérature de résistance ethnique (une autre caractéristique des trente dernières années) sont des poètes comme Petri Moyse (1951-2018) ou Mine Köse (1933-1999) qui publie entre 1973 et 1999, huit recueils dont un en russe ; comme de nombreux auteurs, elle est enseignante et poursuit des recherches en ethnographie afin de redéfinir l’identité gagauz de Moldavie. Si sa poésie est souvent marquée par des accents patriotiques et didactiques, une représentante de la jeune génération, la poétesse et dramaturge Anjela Mutkoglu (née en 1975,) recourt à un ton franchement moderniste et qui traite le sentiment de la nature avec une ferveur quasi-religieuse.



Zone de friction entre la Turquie et l’Union européenne, la République turque de Chypre nord (KKTC) accueille de nombreuses universités où dominent les formations scientifiques et pratiques : la référence reste la Turquie qui assure les seules liaisons directes avec le nord de l’île. Les chiffres semblent amalgamer, au moins partiellement, population autochtone et population immigrée, dont on s’accorde à penser qu’elle comporte actuellement 350 000 habitants.

 

 

Si la presse compte encore une dizaine de titres en turc, c’est en littérature que l’hybridité culturelle porte ses fruits : Taner Baybars (1936-2010), Mehmet Yaşın (Né en 1958), Neşe Yaşın  (Née en 1959) ont chacun bâti une œuvre originale dans la confrontation avec l’anglais et le grec, parfois l’arabe du Liban proche. Certes, Chypre-Nord reste un cas spécifique : état non reconnu par la « communauté internationale », il a attiré de nombreux migrants turcs d’Anatolie tandis que les Chypriotes partaient en masse, parfois vers la Turquie, surtout vers l’Angleterre. En raison du conflit ethnique qui a touché l’île dès l’indépendance (1960), avec l’intervention militaire turque de 1974 et la création d’un état turcophone (1982), il est souvent difficile de faire la part des choses, la Turquie étant généralement très discrète sur des flux migratoires placés sous le feu des critiques de la partie grecque, la seule reconnue en droit international. Il reste que la production littéraire revêt un caractère tout à fait unique comme dans le cas de Mehmet Yaşın qui joue, dans ses poèmes, sur les références phéniciennes, grecques et levantines tout en pratiquant le turc en virtuose. Dans un essai assez unique, Poeturca (1995), il s’interroge sur les rapports entre centre et périphérie dans le cas de la poésie turque : Istanbul et son hégémonie éditoriale et linguistique y est confrontée aux productions avoisinantes, dans les pays balkaniques et à Chypre tandis qu’il propose la notion de Türkçe  Şiir (poésie en langue turque) contre le terme réducteur de Türk Şiir (poésie turque) trop lié à l’ethnicité.



 

KIBRISLI BİR ASKER KEDERLİ TÜRKÜLER SÖYLÜYORDU

 

Kıbrıslı bir asker kederli türküler söylüyordu

hiç bir zaman öpülemiyecek

bir sevgiliydi çağırdığı

adları unutulmuş özlemlerden sözediyordu

 

belki onun türküsü,

küçük bir askerin çalınmış gençliğiydi

kimbilir belki,

hiç yaşanmamış bir hayattı anlattığı.

(1984)



 

(UN SOLDAT CHYPRIOTE CHANTAIT DES CHANSONS TRISTES



Un soldat chypriote chantait des chansons tristes

parlait de nostalgies oubliées les noms

qu’il entonnait était une amante qui ne

pourrait jamais être embrassée

 

Peut-être sa chanson

était-elle la jeunesse volée d’un petit soldat

peut-être évoquait-elle

une vie non vécue)

 



N’a -t-on pas l’impression que l’Europe dans ses confins pense et compose en turc ? Et à Chypre, la langue turque résonne dans le grec et l’arabe, ailleurs elle compose avec le bulgare et le roumain : sur ce plan-là l’harmonie balkanique et méditerranéenne règne…

 

 

Timour Muhidine                 

Maître de conférences en langue et littérature turques, Inalco