Notes de terrain sur l’économie des relations sociales au Centre d’hébergement d’Urgence d’Ivry

Allée centrale du Centre d'hébergement d'urgence Paris-Ivry.
Allée centrale du Centre d'hébergement d'urgence Paris-Ivry. Photo de David Boureau. http://davidboureauphotographer.tumblr.com/ © David Boureau‎

Dans le débat qui agite les sociétés occidentales sur l’accueil des réfugiés, le fonctionnement des centres d’hébergement d’urgence (CHU) en France, dans un effet de loupe, apporte des réponses sur la façon dont ces sociétés interprètent cette facette sombre de la mobilité transfrontalière et une temporalité définie comme « urgente » dans sa relation avec des espaces géopolitiques variables. Cet article ouvre ce débat à partir d’une observation ethnographique en cours, celle d’un CHU ouvert dans la banlieue sud de Paris, à Ivry.

 

La fonction « modèle » du CHU d’Ivry

Le centre d’hébergement d’urgence pour réfugiés d’Ivry se veut être le contre-exemple de la « jungle de Calais » qui a abrité 7000 migrants environ avant son évacuation en 2016. Créé en février 2017, administrativement financé par la Ville de Paris et géré par l’association Emmaüs, le CHU d’Ivry concrétise au sein d’une structure contrôlée l’accueil de ceux qui peuvent prétendre à la demande d’asile en France. Il est conçu pour accueillir 400 personnes et se trouve doté d’un accompagnement social avec un pôle santé coordonné par le Samu social, Pédiatres du monde et Gynécologie sans frontières, ainsi que d’une école placée sous la double tutelle des rectorats de Paris et de Créteil. C’est cette école qui sert de point d’appui au projet d’enquête qui a été mis en place[1].



Se voulant une réponse exemplaire aux défis que présente l’accueil de personnes démunies, épuisées, détruites par les maltraitances subies au cours de leur périple, ayant approché les confins de la mort, le CHU conjugue une réponse aux critères d’hygiène stricts (chalets avec blocs sanitaires, nettoyage quotidien du centre, accueil médical, service de repas), administrative (enregistrement des individus et des familles, suivi des dossiers de demandes d’asile) et sociale (yourtes pour activités collectives, activités de loisirs gérées par des bénévoles, scolarisation des enfants à l’école primaire). Objet fortement médiatisé, le CHU fait face à de nombreuses demandes de visites : hommes politiques voulant toucher du doigt le phénomène migratoire en débat, journalistes alimentant la curiosité de leurs lecteurs. Les intervenants réguliers au CHU sont ainsi contraints de réguler, voire de juguler, le voyeurisme latent de ces demandes qui interrompent les activités planifiées et ouvrent le plus souvent sur des échanges sans lendemain. 

 

Une école de la République directement confrontée à une réalité mondialisée

Au départ choisie pour ses compétences dans l’enseignement du français comme langue étrangère, l’équipe enseignante est elle-même le miroir de ceux qu’elle accueille. Des compétences linguistiques attendues en anglais « globish » ou arabe, déterminent des profils sociologiques enseignants particuliers et rarement valorisés à l’Éducation nationale : l’expérience de la mobilité transfrontalière ou de l’exil, un capital plurilingue forgé à l’école ou au fil d’expatriations successives, une formation attestée en français langue étrangère construisent l’aptitude particulière de ces enseignants à entendre l’intensité de l’expérience des enfants. Dans le droit fil de leur histoire personnelle, les enseignants sont solidaires de leurs élèves, accueillis un temps dans le centre, puis envoyés en province par le fait d’une décision administrative vécue comme brutale, alors que les enfants expérimentent une nouvelle rupture dans un parcours sans cesse haché. Pour les enseignants, l’arbitraire des mesures politiques et administratives s’oppose au devenir des enfants. L’équipe enseignante est amenée parfois à se voir comme un acteur agissant contre son gré, à l’encontre de l’intérêt des jeunes qu’ils protègent, et affronte un conflit de loyauté entre histoire personnelle et décisions de l’État qui les a embauchés.

 

L’école primaire implantée sur le site se donne comme un espace marqué par une temporalité feuilletée qui donne au terme d’« urgence » des sens multiples, et parfois contradictoires. Si pour l’État français, l’urgence renvoie à sa mission historique d’accomplissement du droit humanitaire, il s’agit aussi pour lui de remédier aux délais de traitement des dossiers qui visent à établir la légitimité ou non des demandes d’asile. La loi intitulée Asile et immigration, définitivement adoptée en août 2018, réduit les délais de décision. L’urgence des adultes et enfants hébergés se mesure à la capacité de reprendre pied après un parcours scandé par la séparation et la loyauté vis-à-vis de la famille restée sur les terrains de la violence, après le tragique des persécutions subies durant le parcours. Le séjour au centre est pour les familles le temps de l’incertitude, de l’inactivité et de l’immobilité, jusqu’au moment où sont communiquées des décisions dont les familles ne comprennent pas toujours le mécanisme. Une parenthèse où la vie est suspendue. L’urgence des enseignants est liée au flux des enfants, emportés par une décision administrative lointaine, échappant au principe d’une école ordinaire scandée par les programmes, les trimestres, les devoirs. Au centre d’hébergement d’urgence, le temporaire est la réponse fragile apportée à l’attente et à l’espoir.

 

Geneviève Zarate





[1] Projet Autour de la langue en situation d’urgence : entre apprentissages et enseignements. Une étude de terrain en centre d’hébergement d’urgence (2018-2020). Responsables du projet : Geneviève Zarate, professeur des universités émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Paris, présidente de Transit-Lingua ; Catherine Berger, maître de conférences, vice-présidente de Transit-Lingua ; co-responsables. Participants : Geneviève Baraona, professeure agrégée de Lettres, docteure en sciences de l'Éducation ; Catherine Gottesman, professeur agrégée de Lettres classiques, ; Christophe Portefin, directeur de Accentonic, organisme de formation spécialisé dans l'insertion socioprofessionnelle ; Elli Suzuki, maître de conférences à l’université de Bordeaux 3, études japonaises.