Le CASE et le CESSMA, au cœur des réseaux français de géographie sur l’Asie du Sud-Est

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La géographie sur l’Asie du Sud-Est a d’abord été une géographie d’exploration, notamment sous l’impulsion des explorations coloniales comme la mission Pavie aux confins de l’Indochine dont les observations[1], publiées en 11 volumes à partir de la fin du XIXe siècle ont aidé à construire un savoir scientifique et nourri les géographies universelles[2]. Le terrain indochinois a d’abord nourri une géographie coloniale, puis fourni les bases de la géographie dite tropicale.

 
Les fortes densités du delta du fleuve rouge au Vietnam, alors qu’ailleurs dans le monde les deltas étaient parfois sous-peuplés, inspirèrent dans les années 1930 à Pierre Gourou l’introduction dans les analyses géographiques d’un paradigme civilisationnel. La production des paysages du delta, densément peuplé et de monoculture rizicole, était pour lui le fruit de techniques d’encadrement, horizontal au niveau des familles et des villages et vertical au niveau des royaumes, issus de la civilisation vietnamienne influencée par la Chine, plus que des conditions naturelles du milieu géographique ou des techniques de production. Initiateur du courant de la « géographie tropicale », qui introduit ces dimensions civilisationnelles dans les analyses géographiques, il a fortement influencé la géographie française du XXe siècle, et particulièrement celle sur l’Asie du Sud-Est, région dont ses premiers travaux sont issus.
 
Jean Delvert, Professeur à la Sorbonne-Paris IV et spécialiste de l’Asie du Sud-Est, ayant formé de nombreuses générations de géographes à une approche civilisationnelle et culturelle de la géographie a ainsi repris dans ses travaux sur le paysan cambodgien (thèse publiée en 1961) l’idée de « civilisation agraire ». Les difficultés d’accès au terrain ont ensuite réduit les possibilités de recherche en géographie sur l’Asie du Sud-Est, qui se sont alors davantage concentrées sur la partie insulaire. La discipline s’est à nouveau développée et diversifiée depuis les années 1990 mais, comme d’autres disciplines des sciences sociales sur l’Asie du Sud-Est, compte toujours un déficit de spécialistes comparée à d’autres régions du monde. La géographie sur l’Asie du Sud-Est a cependant largement participé aux réflexions épistémologiques de la discipline et contribué à la faire évoluer. Dans les années 1980, elle participe au développement de l’analyse spatiale, qui cherche à repérer les structures spatiales et leurs dynamiques et à les modéliser, autour de la dernière géographie universelle coordonnée par Roger Brunet (1995 pour le volume incluant l’Asie du Sud-Est coordonné par Michel Bruneau et Christian Taillard). Dès la fin des années 1990, elle produit des travaux novateurs sur l’intégration régionale, à toutes les échelles, puis sur la métropolisation ou sur la géographie sociale et des risques (ces deux dernières approches étant peu traitées dans les laboratoires associés à l’Inalco, CASE et CESSMA).
 
 
Le CASE a été un centre de recherche de pointe pour la géographie de l’Asie du Sud-Est, regroupant de nombreux géographes spécialistes de la région, dont les doctorants et enseignants de l’Inalco, autour de programmes collectifs, avant que les départs à la retraite et les recrutements universitaires ne dispersent quelque peu les chercheurs. Muriel Charras (†) pour la partie insulaire et Christian Taillard, pour la partie continentale, tous deux directeurs de recherche au CNRS, en ont été les animateurs. Auteurs de plusieurs contributions de la dernière géographie universelle, ils ont notamment aussi animé au CASE l’élaboration d’atlas nationaux sur l’Indonésie, le Vietnam, le Laos et sur l’Asie, ainsi qu’un programme pluridisciplinaire sur l’intégration régionale en Asie orientale. Analysant les dynamiques d’intégration entre l’Asie du Sud-Est et du Nord-Est sous l’effet de la mondialisation, les acteurs impliqués et les configurations socio-spatiales produites, ce programme intitulé « Nouvelles organisations régionales en Asie orientale (Norao) » a abouti à la publication de deux volumes de référence intitulés Nouvelles organisations régionales en Asie orientale, Intégrations régionales, et Nouvelles organisations régionales en Asie orientale, Identités régionales, 2004, Les Indes Savantes, coordonnés respectivement par Ch. Taillard et P. Pelletier.
 

Ouvrages CASE, couvertures.
Ouvrages CASE, couvertures. 1 © DR‎


 
Les travaux sur l’intégration régionale se sont ensuite poursuivis dans le cadre de l’ANR Transiter (2008-2013), dans une optique comparative entre Asie du Sud-Est et Amérique centrale. Cette ANR a associé des chercheurs du CASE et du SEDET, équipe de recherche de Paris-Denis-Diderot devenue le CESSMA (IRD, UP, Inalco), ainsi que le CEMCA, le centre de recherche du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères (MEAE) au Mexique. Les analyses sur l’intégration changent d’échelle dans ce programme. Le programme Norao étudiait les processus d’intégration et les dynamiques transnationales à l’échelle de grands ensembles « supra-nationaux » comme la façade pacifique de l’Asie, l’ASEAN[3], l’Asie du Sud-Est continentale ou insulaire. Transiter « zoome » cette fois sur des espaces plus restreints, la région du Grand Mékong et le détroit de Malacca et leurs espaces transnationaux « infra-nationaux » issus de la mise en relation de portions de territoires de pays différents. Produits par la mondialisation articulée ou en conflit avec des politiques publiques nationales, de l’ASEAN, ou soutenues par des organisations internationales telle la Banque asiatique de développement, ces espaces adoptent des formes originales tels des corridors, des métropoles transfrontalières ou des villes doublons. Les résultats de cette ANR ont notamment été publiés à l’ISEAS à Singapour (N. Fau, M. Sirivanh and C. Taillard (Eds.), Regional integration in Southeast Asia, 2013, ISEAS, Singapore).
 
 
 

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La mondialisation est aussi facteur de métropolisation. Le programme Norao a montré que les principaux « nœuds » structurant la façade pacifique de l’Asie sont des villes, dont certaines, telles Hong Kong, Tokyo, Singapour, font partie des métropoles mondiales tels que les travaux de Saskia Sassen commencent à les décrire au début des années 1990, la mondialisation produisant des formes urbaines propres à l’Asie du Sud-Est comme l’analyse T. Mc GEE avec sa théorie des corridors urbains mêlant caractéristiques urbaines et rurales, ou desa-kota selon les termes qu’il emprunte au malais (1989). A partir du CASE, du CESSMA et du groupe Norao, élargi aux architectes et urbanistes et renouvelé avec de nouvelles générations de chercheurs, les villes ont fait l’objet de deux programmes de recherche successifs cherchant à positionner l’Asie par rapport à la littérature scientifique sur la métropolisation. Prenant le contrepied des recherches urbaines alors essentiellement consacrées aux grandes métropoles, le premier s’est intéressé aux dynamiques de métropolisation dans les villes secondaires d’Asie du Sud-Est, également touchées par le processus de métropolisation selon des formes, des modalités et des acteurs cependant différents des grandes métropoles, selon les conclusions du programme. Le second analyse les nouvelles formes et pratiques de l’urbain en Asie, essentiellement dans les grandes métropoles asiatiques, alors que l’Asie fait de ses villes des symboles de modernité et que se développe la production urbaine par projets. Ces programmes ont donné lieu à deux publications aux éditions du CNRS (M.Franck, Ch.Goldblum, Ch.Taillard (dir.), Territoires de l'urbain en Asie du Sud-Est, Métropolisations en mode mineur, 2012, CNRS Editions Alpha et M.Franck, T.Sanjuan (dir.), « Territoires de l’urbain en Asie : une nouvelle modernité ? », 2015, CNRS Editions Alpha).
 

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Ouvrages CASE, couvertures. 3 © DR‎


 
Ce parcours à travers des programmes scientifiques collectifs ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité des recherches en géographie sur l’Asie du Sud-Est. Il n’épuise pas non plus la production scientifique en géographie au CASE ou au CESSMA, notamment des chercheurs de l’IRD sur les espaces deltaïques, les dynamiques urbaines ou les espaces maritimes, mais souligne les logiques de continuité et, sous un angle plus institutionnel, de mise en réseau et de collaborations, notamment entre le CASE et le CESSMA.
 
 

Pour conclure, l’Asie du Sud-Est figure pour la première fois au programme des concours du CAPES et de l’agrégation de géographie de 2020. Cette programmation a donné lieu à plusieurs publications, qui ont permis de faire le point sur les connaissances, les approches et les thématiques développées ces dernières années en géographie sur l’Asie du Sud-Est et considérablement enrichi la mise à disposition de synthèses, jusque-là peu nombreuses. Alors que la maîtrise des langues et des civilisations est indispensable en géographie, plusieurs anciens étudiants et doctorants de l’Inalco figurent parmi les coordinateurs et contributeurs des ouvrages, (par exemple Céline Pierdet et Eric Sarraute (dir.) L'Asie du Sud-Est - Une géographie régionale, Ellipses, 576 p.) ainsi que les enseignants titulaires ou vacataires en géographie de l’Asie du Sud-Est, membres du CASE ou du CESSMA (Par exemple, Nathalie Fau et Manuelle Franck (dir.), 2019, L'Asie du Sud-Est. Émergence d'une région, mutation des territoires, Armand Colin, 448 p. ; Marion Sabrié et Raymond Woessner (dir.), 2019, L’Asie du Sud-Est, Atlande, 300 p.). 


Manuelle Franck 
Professeure en géographie de l’Asie du Sud-Est
Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), UMR 245
Géographie urbaine et régionale de l’Asie du sud-est
Villes secondaires en Indonésie et en Asie du sud-est
Intégration régionale et dynamiques transnationales en Asie du sud-est insulaire
  
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[1] Pour l’archipel malais, rappelons les missions moins connues du tout début du XIXe siècle manifestant de l’intérêt pour l’Insulinde sous la Révolution, le Consulat et l’Empire, avec des missions exploratoires dans les petites îles de la Sonde et les missions de Brau de Saint Pol Lias (années 1870) pour le compte de la Société de Géographie à Sumatra et en Malaisie notamment. Rappelons aussi la création de la Société des Colons Explorateurs (1876–1881) dont le projet était la colonisation et la mise en valeur du nord de Sumatra. Note rédigée par Jérôme Samuel, en référence à l’article de P. Labrousse, Brau de Saint-Pol Lias à Sumatra (1876-1881). Utopies coloniales et figures de l’explorateur, Archipel, n°77, 2009, p. 83–116.
 
[2] Ces ouvrages en plusieurs volumes font régulièrement le point sur le savoir géographique sur l’ensemble du monde. La première géographie universelle a été rédigée par Malte Brun dans le premier tiers du XIXe siècle, la seconde par Elisée Reclus dans le dernier quart du XIXe siècle, la troisième a été coordonnée par Vidal de la Blache dans le premier tiers du XXe siècle, la quatrième par Roger Brunet dans le dernier tiers du XXe siècle.

[3] Association des nations de l'Asie du Sud-Est.