Les langues juives de diasporas

Les langues juives sont toujours à appréhender au pluriel. Il n’y a pas une langue juive, l’hébreu parlé en Israël mais des langues, dont le yiddish, le judéo-arabe, le judéo-espagnol sont les plus visibles et sont le plus souvent parlées par des personnes multilingues pour lesquelles ce sont des langues issues de la culture juive dans des pays de diaspora. Nos collègues précisent dans ce texte les particularités de ces langues.
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La formation des judéo-langues de diasporas

Le concept d’une entité juive en matière de langues, donc d’une catégorie, d’un objet spécifique d’observation et d’analyse, impliquant diverses disciplines remonte à plus de 80 ans. En effet, c’est dès les années trente que Max Weinreich (1937) pose une théorie des « Langues juives » qu’il développera plus tard. Mais c’est surtout à partir des années 50 dans le sillage de la sociolinguistique que le concept se précise, quand Uriel Weinreich choisira le yiddish pour illustrer ses théories sur le transfert linguistique dans l’ouvrage prolégoménal Languages in contact, findings and problems (1967). P. Wexler (1981 : 137) fonde la notion de langue juive sur des critères sociolinguistiques : elles dérivent de langues non juives coterritoriales, elles suivent une dynamique d’évolution comparable d’une langue juive à l’autre, elles partagent la référence à l’hébreu, elles sont toujours parlées par des plurilingues. Les comparatistes s’appuient sur la composante hébraïco-araméenne des langues juives comme Bunis (1981), Alvarez Pereyre (2003), Sibony (2019) ou sur la dynamique interlinguistique spécifique par laquelle des locuteurs juifs plurilingues fabriquent une langue identitaire à partir de langues non identitaires (Varol & Szulmajster, 1994).

Les langues juives, de vraies langues ?

La première question concernant les langues juives est de savoir s’il s’agit véritablement de langues ou plutôt de variétés propres aux Juifs, sociolectes ou ethnolectes. La réponse varie en fonction des choix théoriques entre un « pôle moins » où est considéré comme langue juive toute variété d’une langue parlée par les Juifs et écrite en caractères hébreux[1], et un « pôle plus » où il s’agit d’une langue uniquement parlée par les Juifs sur une aire géographique où n’existe pas de langue apparentée.

Pour illustrer le premier cas on citera le castillan parlé par les Juifs à la veille de l’expulsion d’Espagne, le judéo-piémontais décrit par Primo Levi dans Le Système périodique (Argon), le yiddish parlé entre 800 et 1250 dans la région rhénane jusqu’au Danube supérieur, les dialectes judéo-arabes parlés au Maghreb et au Moyen Orient (Mansour, 1991; Bar-Moshe, 2019).

Dans le deuxième cas on citera deux langues contemporaines, le yiddish et le judéo-espagnol[2].
Le yiddish se constitue au fur et à mesure du déplacement vers l’Est des communautés ashkénazes en plusieurs étapes et, à partir du 17e s. des migrations massives hors des territoires germaniques vers ceux des Slaves.

Pour le judéo-espagnol la rupture, violente, se fait en 1492 avec l’Expulsion d’Espagne : deux branches du judéo-espagnol vont émerger, la haketiya ou judéo-espagnol occidental parlé au Maroc et le djudyó ou judéo-espagnol oriental (souvent appelé ladino) parlé dans l’Empire ottoman. Pour le djudyó, plus important en termes de nombre de locuteurs, la divergence très nette avec le castillan d’Espagne se produit au début du 17e s., tant parce que le castillan se modifie radicalement à cette époque que parce que le judéo-espagnol, coupé de sa langue base, évolue différemment[3]. Au Maroc la haketiya se réhispanise dans la 2e moitié du 19e siècle (en raison de la présence espagnole au Maroc) et cède peu à peu le pas au castillan, langue de prestige. Encore parlée au Maroc, à Oran, à Gibraltar dans la première moitié du 20e s. elle est aujourd’hui considérée comme presque éteinte (Benoliel, 1977 ; Bentolila 2003).

Après la Shoah, le nombre des locuteurs de yiddish et de judéo-espagnol oriental (ladino) a considérablement décru et on observe des situations très différentes selon les pays où ces langues juives sont parlées et écrites. La proclamation de l’Etat d’Israël en 1948 et le rétablissement de l’hébreu comme langue nationale change le statut des langues juives.

Elles occupent une place particulière dans les communautés juives de diaspora, elles ont longtemps été des « substituts de territoire » (Varol & Szulmajster, 1994). Tant pour les communautés judéo-arabophones que judéo-hispanophones et yiddishophones, le pays perdu est la terre d’Israël, la langue « véritable » l’hébreu, de sorte que se pose l’unicité du peuple par-delà la dispersion.

L’hébreu rival des langues juives ?

Le yiddish, le judéo-espagnol, le judéo-arabe parlé hors du Maghreb ont une fonction d’abord cryptique. Contrairement aux langues parlées dans les territoires où vivent les communautés, la judéo-langue est incompréhensible aux autres. Elle est la langue des secrets partagés mais aussi de l’affirmation de soi et la langue de la revanche verbale où l’on peut tout critiquer, des autorités du pays de résidence aux autorités juives religieuses et communautaires.

L’hébreu, langue sacrée, est réservée à la liturgie et aux textes religieux, tandis que la langue juive est un lo’ez ou la’az, une langue profane, dans laquelle on peut aborder tous les sujets même les plus scabreux. Entre l’hébreu et la langue juive, les langues-calques de traduction (le khumesh-taytsh, le ladino proprement dit, le sharh) permettent la compréhension minimale des textes à ceux (et surtout celles) qui ignorent l’hébreu, tout en calquant la syntaxe et la sémantique de l’hébreu. Ces traductions calques contribuent à l’évolution des langues-juives qui partagent le même monde référentiel.

Ces langues ont ensuite une fonction identitaire très forte, elles codifient les représentations des communautés juives, leur perception d’elles-mêmes, des autres et de leurs rapports réciproques. Très expressives, elles sont marquées par la violence, expriment l’autodérision, l’humour et l’angoisse. Elles développent une littérature spécifique. Dans cette fonction identitaire elles se trouvent aujourd’hui en porte-à-faux avec l’hébreu, langue des Juifs et langue de l’état d’Israël.

Ce sont des langues véhiculaires, particulièrement après les grandes migrations de la fin du 19e s. et du 20e s. : les familles éclatées sur plusieurs continents échangent sur les réseaux sociaux dans la langue juive, concurrencée par les grandes langues véhiculaires dont l’anglais.

Après la Shoah, elles ont parfois un statut particulier de « langue sainte », « langue du souvenir » : parler le judéo-espagnol pour les descendants des rares Saloniciens rescapés de la Shoah s’apparente ainsi bien souvent à un devoir de mémoire, voire à un office pour les disparus.

Marie-Christine Bornes Varol : Professeure de judéo-espagnol à l’Inalco, chercheure sur les contacts de langues, les racines médiévales des proverbes judéo-espagnols et leurs liens avec les exempla rabbiniques.
Anne Szulmajster : chercheure membre de l’équipes d’accueil « histoire de l’art, histoire des représentations et archéologie de l’Europe : sources, documents, méthodes » (EA 4115 INHA-EPHE).
Jonas Sibony : Enseignant chercheur en hébreu, arabe, judéo-arabe, langues sémitiques, linguistique, dialectologie arabe. Coordinateur et responsable du département d'études hébraïques et juives à l’université de Strasbourg - Grand Est.

Bibliographie

Alvarez-Pereyre F. & Baumgarten J. (dir.) (2003). Linguistique des langues juives et linguistique générale. Paris, CNRS.
Benoliel, J. (1977)  Dialecto judeo-hispano-marroquí o hakitia. Barcelona, Ameller.
Bentolila, Y. (2003). Le processus d'hispanisation de la hakétia à la lumière de quelques sources littéraires. F. Alvarez-Péreyre et J. Baumgarten (dir.), Linguistique des langues juives, Paris, CNRS. 247-265.
Bunis, David M. (1981). A Comparative Linguistic Analysis of Judezmo and Yiddish. International Journal of the Sociology of Language. 30. 49-70.
Mansour, Jacob (1991). The Jewish Baghdadi Dialect: Studies and Texts. The Judaeo-Arabic Dialect of Baghdad. The Babylonian Jewry Heritage Centre.
Sibony, Jonas (2019). Éléments lexicaux hébreux ou pseudo-hébreux dans le parler judéo-arabe de Fès des années 40. Emplois contextuels, dérivations sémantiques, adaptations phonologiques. Studies on Arabic Dialectology and Sociolinguistics : Proceedings of the 12th International Conference of AIDA [en ligne]
Varol, M.-Ch & Szulmajster-Celnikier, A. (1994). Yidich et judéo-espagnol : Dynamique comparée de deux langues de diaspora. Plurilinguismes. 7. Paris, 93- 132.
Varol (Bornes-) M.-Ch. & Szulmajster-Celnikier, A. (2017/2). Émergence et évolution parallèle de deux langues juives : Yidiche et Judéo-espagnol. La Linguistique. 53. 199- 236.[en ligne]
Wagner, Max Leopold (1930). Caracteres generales del judeoespañol de Oriente. Madrid. Hernando.
Weinreich, Max (1937), Le yiddish comme objet de linguistique Générale. Communication au IVe congrès international de linguistique à Copenhague, 27 août 1936. Wilno, YIVO
Weinreich, Uriel (1967). Languages in Contact, Findings and Problems. The Hague, Mouton & Co.
Wexler, Paul (1981). Jewish Interlinguistics : Fact and Conceptual Framework. Language, n° 57, 99-149.

Notes 

[1] C’est le cas par exemple des ouvrages scientifiques écrits en arabe par les Juifs d’al-Andalus au Moyen Age.
[2] Pour une épistémologie de la notion de langue juive cf. Alvarez Pereyre & Baumgarten (2003).
[3] A titre d’exemple, l’espagnol change radicalement de système phonologique alors que le judéo-espagnol conserve le système du Moyen Age, les verbes judéo-espagnols de leur côté abandonnent la diphtongaison. L’espagnol rejette et remplace ses emprunts à l’arabe, le judéo-espagnol les conserve et en augmente le nombre grâce aux emprunts que le turc fait à l’arabe.