Le chaghatay : l’acrolecte des Turcs d’Asie centrale et de Russie

Si les Ottomans ont pu s’enorgueillir de cultiver une langue qui à côté de l’arabe et du persan incarnait l’un des trois grands moyens d’expression du monde musulman, les Turcs qui peuplaient les régions situées plus à l’est de l’Eurasie possédaient eux aussi un idiome littéraire qui n’en était pas moins illustre. Le turc « oriental », mais que l’on nomme aujourd’hui plus souvent turc « chaghatay », avait même fourni aux lettrés de la Sublime Porte un modèle lorsqu’aux XVe et XVIe siècles ceux-ci travaillaient à développer leur répertoire poétique.

Considérée aujourd’hui par les linguistes comme la variété la plus prestigieuse des divers parlers turcs d’Asie centrale et de Russie, le chaghatay a fait figure d’acrolecte[1] pendant plus d’un demi-millénaire. Depuis le XVe siècle, il servit non seulement de langue officielle de l’État, de la littérature et de la diplomatie dans les royaumes turcs de l’Asie centrale et du Turkestan oriental, mais il fut aussi employé par les musulmans de la Russie européenne jusqu’à la moitié du XIXe siècle, pour n’être définitivement remplacée qu’en 1921 par une langue ouzbèque standardisée selon le dialecte des villes.
 
 
Histoire de l’appelation chaghatay
 
Mais revenons aux origines. L’histoire de cette langue, ou du moins celle de sa dénomination, est étroitement liée à la grande chevauchée mongole qui bouleversa l’Eurasie médiévale. Le terme « chaghatay » provient du nom du second fils de Gengis Khan. En 1227, Chaghatay Khan reçut en apanage à la mort de son père la part de l’empire mongol qui comprenait notamment la Transoxiane (région qui correspond en gros aux limites de l’Ouzbékistan actuel à l’exception du Khorezm), le pays dit des Sept-Rivières (Yetisu en turc, et Semirechye en russe), et le Turkestan oriental, auxquels vinrent ensuite s’adjoindre la Djoungarie (au nord du Turkestan chinois), ainsi que les régions de Kaboul et de Ghazni (aujourd’hui en Afghanistan).
 
 

Carte des apanages mongols
Carte des apanages mongols (Shagdaryn Bira, « L’empire mongol », in Histoire de l’humanité, volume IV, Paris, éditions UNESCO, 2008, p. 1115.) © DR‎

 
 
Lorsque Tamerlan s’empare du pouvoir à partir de 1370, l’épithète s’applique alors aux nomades turcs ou turquisés de Transoxiane. Mais les auteurs quant à eux n’utilisent que très rarement cet ethnonyme pour parler de leur langue de composition. Ils lui préfèrent l’adjectif turki, qui s’oppose alors à farsi, le persan restant le vecteur privilégié de la pensée lorsqu’on écrit, y compris parmi les turcophones. Ce sont les orientalistes du XIXe siècle qui imposent et popularisent le terme « chaghatay », en l’appliquant d’abord aux œuvres timourides qu’ils s’emploient à inventorier, puis à celles de leurs successeurs.
 
 
Utilisation du chaghatay dans les textes
 
Ainsi entendu, c’est donc en chaghatay qu’a été composée toute une collection hybride de textes sur un vaste territoire par des locuteurs de différentes variétés de turcs. Ces derniers ont depuis la fin du Moyen Âge essayé plus ou moins de se concentrer sur un modèle spécifique. De ce point de vue, la fin de l’époque timouride (deuxième moitié du XVe siècle) correspond à la période dite « classique » de l’évolution de la langue. À la cour de Chahroukh, l’héritier de Tamerlan, avait été rédigé vers 1436 un récit d’ascension du prophète Muhammad en turc oriental que l’on avait retranscrit pour l’occasion en caractères ouighours (le chaghatay revêt d’ordinaire les traits de l’alphabet arabe). Cette graphie empruntée au sogdien fut d’abord utilisée pour les textes manichéens, bouddhistes et chrétiens produits au VIIIe et IXe siècles au Turkestan puis adoptée ensuite par les Mongols. L’ouvrage timouride, superbement illustré de soixante miniatures, est conservé à la BNF.
 
 

Folio illustré du manuscrit du récit timouride d’ascension du Prophète
Folio illustré du manuscrit du récit timouride d’ascension du Prophète composé vers 1436 et conservé à la BNF (extrait de Tomoko MASUYA, « The Mi‘rādj-nāma Reconsidered », Artibus Asiae, vol. 67, n°1 (2007), p. 46) © DR‎


 
 
Le chaghatay, vecteur de la littérature turque
 
Mais c’est Mir Ali Chir Nawa’i (1441-1501) qui donne au chaghatay ses lettres de noblesse en forgeant un corpus dans lequel pratiquement tous les genres de la littérature persane trouvent leur expression en turc. Ce véritable tour de force inspire Babour (1483-1530), prince timouride de la vallée du Ferghana et fondateur de la dynastie des Grands Moghols en Inde, qui délaisse lui aussi le persan pour composer ses mémoires dans sa langue maternelle. Le fameux Baburnama ou « Livre de Babour », actuellement traduit dans près d’une trentaine de langues, est certainement le spécimen le plus connu de la littérature chaghatay.

 

Incipit du Baburnama
Incipit du Baburnama (The Bábar-náma, fac-similé édité par A. S. Beveridge, Londres, Luzac, 1971) © DR‎

 
 
János Eckmann (1905-1971), un philologue hongrois qui finit sa carrière à l’université de Californie de Los Angeles (UCLA) et dont la grammaire fait toujours autorité, comparait le rôle du chaghatay vis-à-vis des divers parlers turcs centrasiatiques à celui du latin dans le développement des langues romanes.

Aujourd’hui, ce sont l’ouzbek et l’ouïghour qui sont les plus proches du chaghatay. Signe du prestige dont jouit encore l’ancien acrolecte, ces deux peuples revendiquent l’un et l’autre ce précieux legs comme leur héritage propre en le nommant respectivement « ancien ouzbek » et « ancien ouighour ».
 
 
Marc Toutant             
Chargé de recherche, équipe Migrations et traductions
Centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBaC), CNRS
 
 
[1] Variété d'une langue la plus prestigieuse.