Dossier Langues turciques - Introduction

Personne ne peut ignorer - mais l’on cherche rarement à pousser plus loin - que la langue turque s’est diffusée sur une vaste surface en Asie et que certains linguistes (en tous cas ceux qui se laissent bercer par les illusions du romantisme des débuts de la République) aiment à répéter que les locuteurs de turc (i.e. les langues turciques (parfois orthographiées türk) souvent très éloignées du turc de Turquie) sont entre 150 et 180 millions !
Istanbul, Turquie.
Istanbul, Turquie. © DR‎

C’est un raccourci excessif et il est parfois difficile de disposer de chiffres exacts mais l’idée du groupe de langues liées par une structure, puis une sympathie, une solidarité et une communauté de traditions a la vie dure ! Espérons que notre dossier (s’appuyant essentiellement sur les contributions des enseignants et chercheurs de la section de turc de l’Inalco) saura répondre, avec objectivité, à quelques questions brouillées par les fantasmes d’une géopolitique eurasienne.

 

 

La langue turque représente un groupe de langues apparentées et dispersées sur une surface très étendue qui va des Balkans à l’ouest de la Chine, en passant par l’Iran et l’Afghanistan. Le turc de Turquie (héritier de l’ottoman) est une langue altaïque, qui appartient au groupe oghouz de la famille des langues turciques : c’est une langue accusative à marques casuelles, dont l’ordre canonique est Sujet Objet Verbe ; elle est agglutinante et connait l’harmonie vocalique, ce qui signifie que pour chaque mot, les traits d’arrondissement et d’avancement de chaque voyelle, hormis la première, sont déterminés par assimilation progressive par rapport à ceux de la voyelle de la syllabe précédente. S’il existe une grande part de mots empruntés qui n’obéissent pas à cette règle, celle-ci s’applique presque systématiquement au choix du suffixe qui dépend ainsi de la voyelle de la dernière syllabe du morphème auquel il vient s’attacher. Elle est parlée par environ 85 millions de personnes, principalement en Turquie mais aussi dans les Balkans (Grèce, Chypre, Albanie, Kosovo, Macédoine du nord et notamment en Bulgarie où c’est la langue maternelle pour un million de personnes, ainsi que dans le sud de la Moldavie) ; en Europe de l’ouest ce sont plus de 4 millions de locuteurs qui sont présents, surtout en Allemagne, France, Pays-Bas ou Belgique, suite à l’émigration des travailleurs dans les années 1960-70 ; il faudrait y ajouter plusieurs vagues d’exil politique et désormais économique (souvent de l’ordre du brain drain universitaire) entre 1980 et 2020. On mentionne rarement leur existence mais il existe également une part non négligeable d’immigrés récents en Australie et aux Etats-Unis. On sait qu’il y a des communautés ayant conservé le turc dans le nord de l’Irak, la Syrie et le Liban : les Turkmènes mais aussi les Arméniens d’un certain âge, venus de Turquie pendant la Première guerre mondiale et qui continuent de pratiquer le turc comme langue quotidienne, parallèlement à l’arabe.

 

 

Oui, la communauté turcophone a beaucoup essaimé et de manière très inégale. Il reste que tous les locuteurs ne la pratiquent pas de la même manière : langue familiale ou communautaire, langue des média (radio, tv, internet) et nous avons voulu, ici, rappeler la variété et l’extension géographique de ces langues mais lorsqu’on parle de langues turques, il ne faut pas s’y tromper ; cette dénomination occulte en réalité une grande diversité. On dis­tingue, ainsi, de façon schématique trois sous-groupes parmi les langues turques : celui du sud-ouest (oghuz) inclut l’azéri, le gagaouze, le turc de Crimée, le turc de Turquie et le turkmène (du Turkménistan et d’Iran) celui du nord-ouest (groupe kiptchak) comprend le bachkir, le karaïm, le karakalpak, le kazakh, le kirghize, le tatar de Kazan, etc. celui du sud-est (tchagataï) rassemble principalement l’ouighour et l’ouzbek.  Vu de Moscou, il apparaît que la moitié des peuples turciques habitent en Russie ou sur le territoire de l’ancienne Union soviétique. Rappelons qu’après la disparition de la Horde d’Or - la partie occidentale de l’Empire mongol - au début du XViè siècle, toutes les zones peuplées par des peuples turciques tombèrent sous la coupe russe. Les plus nombreux sont les Tatars puis les Bashkirs et les Tchouvaches. D’autres groupes plus réduits sont les Turcs de Sibérie, Altaïques, Telenghits, Teleüts, Oïrots, Yakoutes, Tuva, etc. L’intercompréhension entre des locuteurs d’un même sous-groupe est plus ou moins possible mais devient très compliquée quand on passe de l’un à l’autre. Par exemple, un Turc d’Istanbul qui se rend à Bakou et à Achkhabad saura s’y faire comprendre, même s’il éprouvera plus de difficulté avec un Turkmène qu’avec un Azéri. En revanche, rappelle Bayram Balcı, s’il se rend à Almaty ou Bichkek (groupe kiptchak), il sera obligé d’avoir recours à un interprète, à moins qu’il ne se rende uniquement au marché de la ville, où les marchands kazakhs ou kirghizes comptent de la même manière que dans les échoppes du Grand Bazar d’Istanbul.



Si unité il y a, elle se lit peut-être le mieux dans l’existence d’un patrimoine littéraire commun : pendant des siècles, la langue turque parlée au Turkestan (toute la zone allant de Chine à la Caspienne) servait de langue littéraire et le turc oghuz donne les premiers chefs-d’oeuvres philologiques et littéraires. Ainsi la diffusion et la fixation de la langue turque peuvent-elles être datées : il y a tout d’abord l’immense travail lexicographique réalisé au XIè siècle par Kasgarlı Mahmut : le Divan Lûgat-it-Türk (Compendium des parlers turcs). Dans cet ensemble dialectologique, historique et géographique, le poète fait affleurer la langue des débuts de l’islamisation des Turcs et la tradition syllabique en poésie :

 

kurgu kaşuk adızka yarmasa

kurug söz kulakka yakışmas




(Cuillère vide à la bouche ne convient,

Parole vaine à l’oreille ne convient)

 

Le Kutagdu Bilig (Le Miroir des princes) de Yusuf Has Hacib, est également écrit au XIè siècle. Présenté sous la forme d’un mesnevi, d’un dialogue à quatre voix sur les religions qui se sont succédées dans le monde turc avant l’arrivée de l’islam, il s’agit d’un traité philosophique et poétique. En français, un ouvrage propose une introduction savante à ces questions rarement abordées : La Poésie turque ancienne (L’Harmattan, 2020) de Vali Süleymanoğlu. Le livre de Faruk Sümer (1924-1985) grand turcologue connu pour ses recherches sur les Oghuz, mérite, à cet égard, d’être signalée : intitulé Türk Cumhuriyetlerini Meydana Getiren Eller ve Türk Destanları (Les Bâtisseurs des Républiques turcophones et les gestes türk, 1997) car il présente au lecteur les épopées de Köroğlu, de Dede Korkut ou d’Alpamych et rappelle que le turc est une langue porteuse de tradition épique : les épopées d’Alp Er Tonga, les Manas, la geste oghuz de Dede Korkut, personnage légendaire qui compte beaucoup pour les Anatoliens, Azéris et Turkmènes, fait, par exemple, partie de ces « pères communs » dont la Turquie cherche à raviver la mémoire jusqu’à l’épopée de Niourgoun le Yakoute. Dans tout l’espace turcique, le ton et la forme de ces épopées en vers continue d’alimenter la culture populaire et les œuvres de divers médias, opéras, films, comédies musicales, ou romans historiques comme ceux de Kamal Abdulla en Azerbaïdjan. En matière de poésie mystique, Ahmet Yesevi (1093-1166) en Asie centrale et Yunus Emre (1240?-1321?) en Anatolie sont des classiques incontestables dont la langue limpide a traversé les siècles.

 

Héritière de l’ottoman, la langue turque d’aujourd’hui est devenue une grande langue de culture : elle est la langue de la littérature, des sciences sociales, des musiques et du théâtre, du cinéma et depuis l’introduction de l’alphabet latin (en 1928) a réussi à s’imposer dans tous les disciplines artistiques ou scientifiques, juridiques, médicales. Par ailleurs, les écrivains turcs du XXè siècle ont acquis une notoriété internationale : Nâzım Hikmet, Yaşar Kemal, A.H. Tanpınar, Orhan Pamuk, Elif Şafak, Aslı Erdoğan et quelques autres… Le succès de cette langue réformée plusieurs fois mais dont l’évolution n’a connu aucun frein, constitue un phénomène unique et un cas de renaissance assez rare. Prenons pour exemple ce poème de Melih Cevdet Anday, écrit en 1970 et ne comprenant qu’un seul terme venu de l’arabe, dans une langue pure (öztürkçe) qui nous offre la beauté épurée du turc contemporain :

 

Masamız



Cenazeden dönüşte horozlar öttü.

Nisan toprağının bomboş ikindisi.

Gökyüzü küçük bir boru çiçeği gibi.

Çıktı karşımıza. Şarapçıya girdik.

Masamız çıtırtılar içindeydi.


 

(          Notre table

Au retour de l’enterrement les coqs ont chanté.

Après-midi tout vide de la terre d’avril.

Le ciel est sorti devant nous comme un petit pavillon

De fleur. Nous sommes allés à la taverne.

Le bois de notre table était tout crépitant.)





 

Timour Muhidine

Maître de conférences en langue et littérature turques, Inalco



 

 

Sur tous ces sujets, on pourra se reporter aux livres et articles de :

 

Louis Bazin, Etienne Copeaux, Gyorgyi Hazai (en allemand et en hongrois) G. Lewis (en anglais), Talat Tekin et Mehmet Ölmez (en turc et en français).

 

En français, quelques ouvrages permettent d’aborder la littérature ancienne : Le Livre de Dede Korkut (Gallimard, L’aube des peuples, 1998), Aventures merveilleuses sous terre et ailleurs de Er-Töshtük le géant des steppes (traduit du kirghiz par Pertev Boratav, introduction et notes de Pertev Boratav et Louis Bazin, Gallimard, « Connaissance de l'Orient », 1965), Sibérie légendaire, Epopée de Niourgoun le Yakoute Conseil international de la langue française, 1990) Les Cantiques d’Abandon et d’Adoration de Yunus Emre (traduit par Rémy Dor, L’Asiathèque, 2012) sont le résultat d’une tentative très audacieuse de restituer le ton des poèmes du XIIIè siècle en vieux français.

 

La littérature contemporaine de Turquie est assez bien représentée, on commencera par :

Il neige dans la nuit (Poésie poche, Gallimard, 1999) et Lettres à Taranta-Babu (Emmanuelle Collas, 2019) de Nâzım Hikmet, les grands cycles de romans de Yachar Kemal (tous parus chez Gallimard), les ouvrages érudits et fantaisistes de A.H. Tanpınar : Cinq Villes (Publisud. /Editions Unesco, 1995) et L’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules (Actes Sud, 2007). J'ai vu la mer, anthologie de poésie turque contemporaine (Bleu autour, 2010) et de Melih Cevdet Anday : L’Arbre qui a perdu la quiétude (Arfuyen, 1981) et Offrandes. Poèmes 1946-1989 (Publisud / Editions Unesco, 1998).

 

Pour une vue d’ensemble de la mondialisation de cette littérature : Turkish Literature as World Literature, (Editor(s): Burcu Alkan, Çimen Günay-Erkol), Bloomsbury, 2020.