L’ouïghour : d’une lingua franca à une langue en danger

Les Ouïghours sont l’une des plus vieilles populations de souche turque et la première à se sédentariser en rassemblant les autres tribus turques et posant les bases d’une civilisation sédentaire. Ainsi leur langue a joué un rôle de lingua franca pendant des siècles en Asie centrale et jusqu’en Asie mineure, tandis que leur écriture sert jusqu’à présent aux populations mongoles.
Drapeau ouïghour
Drapeau ouïghour © DR‎

La langue ouïghoure contemporaine est parlée par environs 15 millions de personnes à l’intérieur de la Région ouïghoure (comme langue maternelle pour 12 millions de Ouïghours et langue d’usage, secondaire ou scolaire pour 3 millions d’autres turcophones) et par environs un million de locuteurs dans la diaspora. La langue ouïghoure appartient au groupe qarluq de la famille turque.
 
L'ouïghour est une langue agglutinante avec un ordre verbe-mot sujet- objet. Il respecte l'harmonie vocalique qui suit des règles assez cohérentes. Les noms sont infléchis pour le nombre et le cas, mais pas le genre ni la définition comme dans de nombreuses autres langues. Il existe deux nombres tels que le singulier et le pluriel, et principalement six cas différents similaires à toutes les autres langues turques. Les verbes sont conjugués à tous temps et il existe une dizaine de temps en ouïghour. Le lexique de base de la langue ouïghoure est d'origine turque, mais en raison des différents types de contacts linguistiques et culturels à travers l'histoire de la région, de nombreux mots ont été adoptés des langues persane et arabe, notamment après l’islamisation de la région. Depuis le 19ème siècle, des mots empruntés au russe et au chinois occupent également une place considérable ; c’est le cas notamment du russe dans le nord de la région. Les termes chinois, en particulier dans le langage politique, se sont largement imposés pendant la période de la révolution culturelle, mais à partir des années 1980, ils ont été remplacés par le vocabulaire ouïghour, arabe, persan ou russe.
 
Depuis le 4ème siècle de notre ère, les Ouïghours auraient utilisé une dizaine d’écritures différentes. Parmi elles, les plus importantes sont l’écriture sogdienne (4-5ème siècle), l’orhun ou runique (5-8ème siècle), l’ancien ouïghour[1] (8-14ème siècle depuis le plateau de la Mongolie jusqu’à l’Empire ouïghour de Qocho), le khaqaniye[2] (10-13ème siècle dans le royaume Qarakhanides), le çagatay [3] (14-20ème siècle à partir de la dynastie Chagataïdes jusqu’à la République du Turkestan oriental) et, depuis les années 1980, l’ouïghour arabisé réformé. Depuis la création de la région autonome, l’écriture ouïghoure a été modifiée trois fois entre 1956 et 1984 (M. Zhou, 2003). Ces changements répétitifs d’écriture de tout un peuple en si peu de temps témoignent surtout de la volonté de l’Etat d’affirmer la supériorité d’une autre langue, en l’occurrence le mandarin, en donnant l’ordre de changer, comme bon lui semble, l’écriture d’une langue supposée secondaire. Cette violence symbolique que l’État chinois exerce sur les Non-Hans du pays s’exprime non seulement en matière de langue mais aussi sur les autres aspects de la vie sociale. Mais la politique linguistique de la Chine dans ses régions périphériques est la démonstration symboliquement la plus violente. Selon Pierre Bourdieu, la langue officielle a partie liée avec l’État et cela tant dans sa genèse que dans ses usages sociaux. C’est dans le processus de constitution de l’État que se créent les conditions de la constitution d’un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle. Cette langue d’État devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées (Bourdieu, 2001).
 
Tous les travaux d’études et publications sur les langues en Chine sont soigneusement gérés par les linguistes de l’Institut de Recherche sur les Nationalités de l’Académie chinoise des Sciences sociales, selon la sociolinguiste Arienne Dwyer qui déplore que tous les experts de cet institut soient à la fois exclusivement des Hans et des hommes (Dwyer, 1998).

 

Région autonome ouïghoure du Xinjiang
En rouge, la région appelée "Xinjiang" ("nouvelle frontière" en mandarin) par la Chine et "Turkestan oriental" par les Ouïghours. www.premierepluie.com © DR‎


 
 
La langue ouïghoure entre 1990 et 2016
 
Si la langue ouïghoure a survécu à la politique linguistique changeante de l’Etat chinois depuis la colonisation officielle du territoire ouïghour par la Chine populaire, il est plus difficile d’en dire désormais autant depuis la politique génocidaire de la Chine dans la région depuis 2016. Les attaques systématiques contre l’usage de cette langue se sont renforcées à partir du milieu des années 1990 : d’abord le bannissement de l’enseignement supérieur en langue ouïghoure au profit du chinois, ce qui oblige les étudiants turciques et mongols à faire un an de classe préparatoire avant d’accéder à la licence dans les universités en pays ouïghour et deux ans de prépa pour ceux qui vont dans les universités chinoises en Chine intérieure. A partir de 2000, un nouveau concept s’applique pour siniser plus rapidement les élèves turciques : la Classe Xinjiang. Ainsi, les meilleurs collégiens ouïghours et d’autres turciques sont choisis après leur brevet, et sont envoyés en Chine intérieure pour étudier dans les lycées chinois afin de les éloigner de leur environnement culturel et linguistique et former une nouvelle génération pro-chinoise. Les études depuis 2012 sur ces classes ont montré que cette politique a été un échec total (Grose, 2019). Cette même année, une autre politique linguistique a été imposée sous le nom d’« éducation bilingue », créant aussi des « classes expérimentales » dans les lycées ouïghours prestigieux où toutes les matières sont enseignées en chinois sauf la littérature ouïghoure, choisissant encore les meilleurs diplômés des collèges. A partir du milieu des années 2000, une nouvelle politique a visé à fermer les écoles ouïghoures au nom d'« écoles combinées », qui veulent que les élèves des écoles turciques et mongoles quittent leurs écoles, qui sont désormais fermées, pour prendre des cours dans des écoles chinoises, toujours au nom de « l’éducation bilingue », tout en enseignant toutes les matières en chinois. L’intégration dans une même « communauté linguistique », qui est le produit de la domination politique, sans cesse reproduit par des institutions décidées à imposer la reconnaissance universelle de la langue dominante, est la condition de l’instauration de rapports de domination linguistique comme le note Bourdieu (Bourdieu, 2001).
 
Malgré ces politiques linguicides de plus en plus nombreuses, les Ouïghours n’ont pas renoncé au statu de lingua franca de leur langue ; par ailleurs se dessine une certaine ouverture envers les entrepreneurs ouïghours actifs dans l’industrie légère ouïghoure, notamment à partir de 2010 lorsque les autorités régionales ont décidé d’assouplir la politique économique afin de permettre aux Ouïghours de s’enrichir un peu, et ainsi calmer leur mécontentement lié aux inégalités des chances. Bien que les études montrent le très grand écart entre les bénéfices tirés par les Ouïghours et les Chinois (Howell & Fan, 2011) qui expliquent, entre autres aspects, le mécontentement des Ouïghours, une partie d’entre eux a su en profiter. Ainsi, l’industrie ouïghoure, auparavant limitée aux seuls domaines agro-alimentaire et informatique avec une faible échelle régionale, s’est développée au niveau national voire international. Les entreprises ouïghoures ont fleuri partout dans la région, notamment autour de trois pôles régionaux : la capitale Urumchi, les régions d’Aksu et de Khotan, dans le sud du pays.
 
Une industrie ethnique a émergé. En conséquence, elle a encouragé les domaines culturels en favorisant l’utilisation de la langue ouïghoure dans la vie quotidienne et publique. Ainsi, « l’ouïghourisation » des articles de la vie quotidienne a permis à la langue ouïghoure d’accéder à un niveau national, poussant même les grandes banques chinoises à délivrer des cartes bancaires en ouïghour et insérant l’ouïghour dans certains distributeurs à Pékin.
 
En 2015, sur son compte Weibo, l’équivalent de Twitter en Chine, la célèbre présentatrice ouïghoure Munire Ghopur avait affirmé que l’ouïghour était officiellement devenu la deuxième langue la plus utilisée après le mandarin en Chine. Le fait que l’industrie légère ouïghoure favorise l’utilisation de la langue ouïghoure dans une période où elle est éliminée de l’utilisation scolaire et universitaire est à la fois un argument marketing et un bonus pour le renforcement des sentiments nationalistes.
 
Cette situation a brutalement évolué depuis la fin août 2016 et le changement de la tête du Parti communiste de la région. Zhang Chunxian a cédé sa place à Chen Quanguo, arrivé directement du Tibet après ses cinq années de contrôle strict qui l’ont rendu célèbre auprès du président Xi Jinping. Le nouveau secrétaire général a déclaré le 21 février 2017 au Quotidien du Xinjiang (lien en chinois) qu’« au Xinjiang, sans la stabilité et la sécurité, tout est égal à zéro ».
 
Dans les sociétés « nationalisées », les langues particulières furent réduites à des survivances, les échanges entre les diverses populations réunies par l’État-nation se multiplièrent (Schnapper, 2001). Mais dans le cas de la langue ouïghoure, depuis 2016, la survie même n’est pas assurée, l’Etat chinois refusant désormais le multiculturalisme promouvant une et seule langue dominante partout dans les colonies.
 
 
Où va l’ouïghour ?
 
La stabilité apparaît comme le mot d’ordre visant à éradiquer tout simplement cette culture et langue très éloignées de la norme dominante dictée par l’Etat sino-centrique et presque toute la classe intellectuelle et industrielle ouïghoure est devenue la première cible des arrestations de masse, détenue dans les camps de concentration destinés aux Ouïghours et aux autres Turciques. Les écoles ouïghoures sont toutes fermées, l’enseignement de l’ouïghour est totalement banni en 2017, officiellement pour finalement autoriser quelques heures de cours d’option dans certaines écoles. L’usage oral est également banni dans le milieu éducatif et au travail dans certaines préfectures. La question étant désormais la survie humaine pour la population ouïghoure qui n’a nulle part où se réfugier contrairement aux Kazakhs, Kirghiz ou Ouzbeks qui ont chacun un Etat indépendant à l’autre côté de la frontière. Le processus d’« assimilation » des populations est inscrit dans la logique de l’État-nation, que Gérard Noiriel appelle la « tyrannie du national » (Noiriel, 1991). Dans le cas des Ouïghours qui vivent sur leur propre territoire mais soumis à la tyrannie coloniale d’un Etat génocidaire, on ne se pose désormais pas la question de la survie de leur langue, mais l’existence-même de la nation ouïghoure qui a tant contribué à la civilisation asiatique au sens large.
 

Dilnur Reyhan
Sociologue, enseignante de langue, civilisation, histoire et littérature ouïghoure, à l’Inalco .
http://www.inalco.fr/langue/ouighour 
  

[1] Il s’agit d’une écriture verticale de gauche à droite. Elle est aujourd’hui utilisée par les Mongols avec de légères modifications.
[2] Pendant cette période, les Ouïghours ont utilisé l’écriture arabe, considérée comme étant une écriture sacrée, sans ou avec très peu de modifications.
[3] C’est une écriture arabe qui était ici adaptée aux spécificités ouïghoures (notamment pour ce qui concerne les sons et les structures grammaticales). En plus des vingt-sept lettres arabes, cette écriture avait pour particularité de posséder dans son alphabet cinq lettres issues du persan.