L’Ukraine, terra incognita des relations internationales en France ?

Traditionnellement, la recherche française a perçu l’Ukraine avant tout comme une contrée voisine de la Russie plus que comme un État possédant réellement une identité propre.
Ukraine inconnue
Ukraine inconnue. Wead/Shutterstock © DR‎

La politique étrangère de l’Ukraine et les particularités de la mentalité ukrainienne sont peu connues en France. Il n’est donc pas surprenant que bon nombre d’analystes français, qui avaient déjà, à l’hiver dernier, sous-estimé le risque du déclenchement d’une guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, aient ensuite également sous-estimé l’état des forces armées ukrainiennes, ainsi que la capacité de la société ukrainienne à s’auto-organiser et à résister, et la volonté des Ukrainiens de décider de leur avenir.

En tant que chercheuse ukrainienne francophone et ayant étudié de façon approfondie la façon dont le conflit russo-ukrainien est perçu en France depuis 2014, je cherche à comprendre les causes de cette connaissance insuffisante d’un pays européen indépendant depuis plus de trente ans, plus vaste que la France et peuplé de quelque 41 millions d’habitants).

Des trajectoires nationales divergentes à l’origine de la méconnaissance française sur l’Ukraine

L’une des explications à la mauvaise compréhension de l’Ukraine par la France tient peut-être au fait que, dans les années 1990, les deux pays ont emprunté, en quelque sorte, des trajectoires opposées.

Durant cette période, l’Ukraine a créé sa monnaie nationale (d’abord le karbonavets dès 1992 puis la hryvnia en 1998), a développé ses propres forces armées tout en conservant une partie de son industrie de défense, et a connu de graves tensions avec son voisin russe quant au sort de la flotte soviétique de la mer Noire puis sur la question de la location à la Russie de la base navale de Sébastopol (Crimée).

Dans le même temps, la France, elle, a participé à la mise en place de la devise européenne de l’euro, a contribué à la création d’un corps d’armée européen et a insisté sur l’importance de l’émergece d’une politique européenne de sécurité et de défense commune. Bref, alors que l’Ukraine débutait la construction de son État-nation, la France, à l’inverse, approfondissait l’européanisation de sa structure étatique.

À cette époque, l’Ukraine s’est consacrée à l’étude de sa propre histoire nationale. C’est dans l’Ukraine indépendante qu’ont pu être enfin entamées des recherches sur l’élimination de l’intelligentsia ukrainienne dans les années 1930 ou sur la Famine-Holodomor de 1933, lors de laquelle plusieurs millions d’Ukrainiens ont perdu la vie dans des conditions épouvantables, ce dernier sujet étant un tabou absolu à l’époque soviétique. En revanche, l’Ukraine demeura alors largement une terre inconnue pour la recherche française, centrée sur les entités soviétique et russe.

La liberté nouvellement acquise, même accompagnée de conditions économiques souvent difficiles, s’imposa comme une valeur cardinale aux yeux de la majorité de la population ukrainienne. Celle-ci se souvenait encore fort bien de la répression qui avait continué de frapper jusqu’à la fin de l’époque soviétique de nombreux Ukrainiens, qu’il s’agisse de dissidents comme Léonid Pliouchtch, interné en asile psychiatrique, de peintres comme Mykola Trygoub, acculé au suicide en 1984 ou encore d’écrivains comme Oles Berdnyk déporté en Oural, liste loin d’être exhaustive. À la courte exception de la parenthèse de la Révolution orange de 2004, cette aspiration ukrainienne à la liberté fut totalement absente des débats et des médias français jusqu’en 2014, année de la Révolution de la dignité.

Il est vrai que la communication officielle russe, négatrice de l’identité ukrainienne propre, peut trouver un certain écho auprès du public français en réactivant des mythes hérités des époques impériale et soviétique. C’est ainsi que le président Macron lui-même a pu évoquer le 13 avril dernier des « peuples frères » en parlant des nations russe et ukrainienne, reprenant un slogan éculé de la propagande russe.

L’affirmation de cette prétendue « fraternité » repose sur une proximité historique et culturelle exagérée et sur l’origine commune des langues russe et ukrainienne. Il est vrai que le vieux slave oriental s’est développé en diverses langues slaves… tout comme le latin a conduit à l’émergence des langues romanes. Pour autant, en France, la thèse de « peuples frères français, italien et espagnol » en raison de la proximité linguistique n’est guère répandue, alors que la « fraternité des peuples russe et ukrainien » semble avoir pénétré certaines consciences…

De plus, comprendre la situation linguistique particulière de l’Ukraine nécessite des connaissances historiques précises. Par exemple, le décret d’Ems de 1876, promulgué par l’empereur russe Alexandre II, visant à évincer la langue ukrainienne de la sphère publique, ou la « Renaissance abattue » des années 1930 – c’est-à-dire l’élimination de l’intelligentsia ukrainienne – sont des dates clés d’un processus de russification qui n’a été remis en cause que par les révolutions de Granit de 1991, Orange de 2004 et de la Dignité de 2014, lesquelles ont au contraire favorisé une politique d’ukrainisation.

La situation actuelle de bilinguisme de l’Ukraine tranche avec la situation monolinguale de la France. En effet, si l’ukrainien est l’unique langue officielle de l’État, le russe continue d’être pratiqué dans la vie quotidienne par une partie importante de la population, y compris depuis le début de l’agression russe, même si celle-ci peut, à terme, affaiblir l’usage du russe dans le pays – à la fois parce qu’un certain nombre de citoyens ukrainiens qui, avant, parlaient essentiellement russe, se sont mis à parler l’ukrainien par solidarité avec leur pays agressé, et aussi parce que plusieurs lois ont été adoptées pour réduire la présence de la langue russe dans l’espace médiatique et culturel ukrainien.

En tout état de cause, l’existence d’un État-nation où la population est en fait bilingue pose problème pour un Français, qui associe ce type d’entité politique avec la pratique généralisée d’une seule langue.

La déficience de la recherche hexagonale et les moyens d’y remédier

Le problème est le très faible nombre, en France, de politologues internationalistes spécialistes de l’Ukraine, pratiquant l’ukrainien en plus du russe et familiers des publications ukrainiennes à caractère politique.

Après l’effondrement imprévu de l’URSS, les soviétologues français se sont reconvertis de manière quasi exclusive en spécialistes de la politique russe. Leur connaissance de la langue russe les a conduits à ne prendre en compte que les sources en langue russe – et, souvent, d’origine russe. L’attention des experts et chercheurs français s’est donc concentrée sur l’étude de la politique russe, l’analyse de la politique ukrainienne étant reléguée au rang d’activité secondaire.

Même si un certain nombre de chercheurs, surtout parmi la jeune génération, s’intéressent de plus en plus à l’Ukraine, rencontrer un politologue français qui serait capable à partir de sources en ukrainien d’appréhender les évolutions de la politique étrangère et des orientations stratégiques de l’Ukraine et, par-là même, pourrait conseiller les décideurs français afin d’améliorer à la fois l’efficacité de l’activité diplomatique française vis-à-vis de l’Ukraine et les relations franco-ukrainiennes peut se révéler une gageure difficile à relever.

Or, en raison de l’importance de l’ukrainien dans les sphères étatique et universitaire, la connaissance du russe n’est plus suffisante pour analyser la politique ukrainienne. Quel crédit accorder à des publications scientifiques françaises sur l’Ukraine où les sources en langue ukrainienne sont soit absentes soit très rares ? Peut-on imaginer que pour étudier la politique étrangère française, on ait exclusivement recours à des sources en anglais ?

Il convient de rappeler que, en Ukraine, des centaines d’ouvrages et des milliers d’articles consacrés à l’histoire récente et à la politique étrangère du pays, ainsi qu’un nombre important de documents officiels, ont été publiés uniquement en ukrainien… et ont donc été très majoritairement ignorés des chercheurs français. C’est pourquoi il y a un besoin urgent, du côté français, d’un vivier de spécialistes ukrainophones de la politique ukrainienne. La question est d’autant plus d’actualité que la France veut prendre pleinement part à la mise en œuvre de politiques durables de soutien à l’Ukraine ; la présence de tels experts sera nécessaire pour un dialogue efficient avec les autorités ukrainiennes.

La récente obtention par l’Ukraine du statut de candidat à l’adhésion à l’UE ne peut qu’encourager le renforcement de la coopération franco-ukrainienne et une participation française accrue au processus de réforme de l’État ukrainien. S’il est possible d’étudier l’ukrainien au sein du département d’études ukrainiennes de l’INALCO à Paris, il serait sans doute très utile que, dès aujourd’hui, des étudiants inscrits à cette formation choisissent de se spécialiser dans l’étude des relations internationales et de la politique ukrainienne afin de devenir les futurs experts des questions ukrainiennes dont la France a besoin pour la décennie à venir.

Nul n’est prophète en son pays

Au-delà de la connaissance de l’Ukraine, il est permis de s’interroger sur la perception de la Russie par les spécialistes et responsables français

En février dernier, la France fut prise au dépourvu par le déclenchement d’une guerre de grande ampleur par la Russie contre l’Ukraine. Les évaluations du renseignement français, qui ont été mises sur la table des hautes sphères dirigeantes du pays, affirmaient que les autorités russes ne voulaient exercer qu’un chantage vis-à-vis des dirigeants occidentaux et n’entendaient pas envahir le pays voisin. Des vues similaires étaient partagées par les cercles analytiques français. L’éviction le 31 mars 2022 du directeur du renseignement militaire, le général Éric Videau, marqua l’échec de la prospective stratégique française sur les intentions russes.

On peut se demander en particulier pourquoi une attention insuffisante a été accordée aux mises en garde sur la nature du régime politique russe. La question se pose de savoir si la tradition de coopération de la France avec la Russie n’a pas empêché les cercles dirigeants, médiatiques et même académiques de prendre la mesure de la radicalisation que le régime politique russe a connue au cours de ces dix-quinze dernières années.

La France a-t-elle seulement prêté attention aux avertissements de ses propres Cassandres ? Jacques Faure, ancien ambassadeur de France en Ukraine, a pourtant insisté sur la nécessité de prêter attention au fait que la Russie ne respectait pas les accords internationaux dont elle était partie prenante tels que le mémorandum de Budapest, le traité d’amitié avec l’Ukraine et les accords de Kharkiv.

De même, le politologue Nicolas Tenzer, qui insistait depuis des années sur la dangerosité du régime politique russe et soulignait la nécessité de développer une stratégie française réaliste vis-à-vis d’une Russie imprévisible et antidémocratique, a essentiellement prêché dans le désert. De fait, il était souvent perçu comme un penseur radical aux analyses marginales. Le 24 février 2022, le supposé radicalisme de Nicolas Tenzer, et de quelques autres spécialistes proches de ses vues, s’est révélé une grille d’analyse pertinente de la politique de Moscou…

Quoi qu’il en soit, le moment est venu de réaliser, un peu tardivement, ce qu’est réellement le régime de Vladimir Poutine ; de comprendre que le réalisme, en l’espèce, impose une vraie ouverture d’esprit permettant de prendre la mesure de la vision du monde du Kremlin et de pas lui prêter un pragmatisme largement fantasmé… et d’espérer qu’un cercle de politologues ukrainophones spécialistes de la politique de l’Ukraine se forme prochainement en France.

Oksana Mitrofanova, chercheuse en relations internationales, Inalco

Oksana Mitrofanova, docteure en science politique, chercheuse senior à l’Institut d’histoire mondiale de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine à Kiev, réfugiée en France depuis début mars 2022, est chercheuse associée du Centre Thucydide (Université Pantheon-Assas) et enseignante-chercheuse à l’Institut national des langues et civilisations orientales.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.