La Forêt des pinceaux - La Calligraphie chinoise

L'art chinois de la calligraphie[1] est estimé en Chine depuis deux mille ans comme l'acte esthétique idéal de l'accomplissement artistique. Considérée comme supérieure à la peinture, qui en est une émanation directe, la calligraphie occupe les esprits et le regard des chinois dès leur premier contact avec l'écriture qui constitue son support sémantique et son répertoire de formes.
La Forêt des Pinceaux - André Kneib_Couverture
La Forêt des Pinceaux - André Kneib_Couverture © André Kneib‎

Les artistes, les lettrés, les critiques et les hommes d'État l'ont élevée à des niveaux rarement atteints dans l'histoire des civilisations. Intimement liée à l'écriture, instrument de divination, de pouvoir, d’unification et de culture, la calligraphie émerge de la pointe du pinceau qui ne quitte pas la main du fonctionnaire, du chef militaire, de l'écrivain, du savant ou du peintre chinois, et les calligraphes, ce sont eux. Les ingrédients des différentes pratiques sont partagés par tous : de l'eau, de l'encre, un encrier, et de la soie ou du papier.

La calligraphie chinoise met en œuvre, simultanément et par le biais d'une économie de moyens remarquables, plusieurs facettes du comportement humain auxquelles elle procure un plaisir esthétique que l'on ne rencontre dans aucune autre forme d'expression. Elle opère en effet à la fois sur le plan de la poétique en manipulant la charge sémantique de l'écriture et sur le plan visuel car elle produit des formes ; il faudrait ajouter à cela la dimension physique car la calligraphie est aussi une chorégraphie du mouvement des doigts, du poignet, du bras, du corps tout entier. Exercice spirituel très personnel et d'une densité rare, elle procure au calligraphe et au spectateur éclairé une expérience esthétique intense partagée par des dizaines de millions d'amateurs extrême-orientaux (Chine, Japon, Corée) depuis de nombreuses générations.
 
 
Souvent maladroitement comparée à un art « abstrait », elle attire de plus en plus le regard des occidentaux qui y décèlent, à juste titre, une communauté de valeurs que leurs propres pratiques du vingtième siècle rendent désormais plus accessibles.
 
On retiendra dans un premier temps que la calligraphie chinoise se compose de deux grandes familles stylistiques :
 
1. les calligraphies régulières : I) les écritures sur os et carapaces, II) les calligraphies « grand-sigillaire », III) les calligraphies « petit-sigillaire », IV) les calligraphies « des scribes », V) les calligraphies « régulières ».
 
2. les calligraphies cursives : VI) les calligraphies « courantes », VII) les calligraphies « cursives ».
 
 
Le bref aperçu ci-dessous reprend cette distinction et présente sommairement l'histoire des styles qui composent ces deux grands groupes.
 
 
La fig. 1 illustre la calligraphie en cinq styles différents de quatre caractères chinois et donne une première idée de la diversité des formes possibles lorsque l'on tient compte de l'impressionnante quantité de caractères chinois répertoriés (ils sont au nombre de 54 000 environ - dont 7 000 d'usage courant - dans le Grand Dictionnaire de la langue chinoise, Hanyu da zidian, publié en 1986).
 

La Forêt des Pinceaux - André Kneib - FIGURE 1.
La Forêt des Pinceaux - André Kneib - FIGURE 1. © André Kneib‎


 
 
 
1. Les styles réguliers 


L'écriture sur os et carapace - 甲骨文
 
C'est à des personnages légendaires de l'époque de l'Empereur Jaune tels que Ju Song et Cang Jie que la mythologie chinoise attribue l'invention de l'écriture. Doté de deux paires d'yeux, Cang Jie aurait observé les constellations dans le ciel et les empreintes laissées par les oiseaux sur le sol ; il eut alors l'idée d'un système d'écriture destiné à remplacer les archaïques formes de notation qui consistaient à faire des nœuds sur des cordelettes et des entailles sur des bâtonnets afin de « garder en mémoire » les dix mille faits et choses.
 
Les premières formes d'un système d'écriture chinoises connues sont les jiaguwen, les « écritures sur os et carapaces », principalement destinées à des pratiques divinatoires. Celles-ci démontrent des préoccupations esthétiques qui annoncent celles des futurs calligraphes. Les scribes Shang (XVIe siècle av. J.-C.- 1066 av. J.-C.) et Zhou (1066 - 221 av. J.-C.) connaissent une forme de pinceau au moyen duquel ils marquent quelquefois les caractères qui seront ensuite gravés sur les supports que sont les os de cervidés ou bovidés ou les carapaces de tortue. Ce pinceau est l'émanation de celui du potier qui s'en sert depuis le néolithique pour le marquage et la décoration de sa production en terre. Au moyen de leurs instruments archaïques, les scribes des caractères jiaguwen s'attachent à respecter une relative standardisation de l'écriture et de ses spécificités graphiques : ordre et dimension relative des traits, composition des caractères. Il existe des carapaces et des os ayant servi de « tablettes d'exercice » sur lesquels des caractères tracés régulièrement -par un maître- sont « recopiés » plus maladroitement par un apprenti. La complexité de cette écriture implique des formes plus anciennes que nous ne connaissons pas encore.
 
C'est à la fin de la dynastie Qing (1644 - 1911) que les spécialistes de l'écriture commencent à s'intéresser à ces matériels que des paysans mettaient occasionnellement au jour au cours de leurs travaux agricoles et que l'on vendait alors dans des échoppes chinoises sous le nom d'« os de dragon » ; ceux­ ci étaient destinés à être réduits en poudre et entraient dans des compositions pharmaceutiques pour soigner la malaria.
 
À partir de 1928, des fouilles systématiques sont entreprises sur le site Shang de Xiaotun ; plus tard, d'autres sites révèlent des os et des carapaces présentant des graphies nettement différentes et à l'heure actuelle plus de 60 000 spécimens ont pu être observés par les chercheurs qui ont réussi à recenser plus de 5 000 caractères différents dont plus des deux tiers ont pu être traduits[2]. Leur découverte fut également à l'origine de pratiques nouvelles chez les calligraphes chinois du XXe siècle dont bon nombre se sont essayés à la reproduction au pinceau de ces anciennes graphies qui ont désormais leur place sur des formats qui ne leur étaient pas destinés à l'origine tels que les rouleaux verticaux, horizontaux, stèles, ou encore en colophons accompagnant des peintures pour ne citer que quelques exemples.
 
 
Nous reproduisons fig. 2 une carapace divinatoire de l'époque Yin qui présente deux fois deux colonnes verticales d'inscriptions symétriques correspondant à une demande à propos d'une récolte de millet. Les transcriptions des caractères en graphie moderne sont données à l'extérieur du pourtour de la carapace.
 
 
En voici une traduction mot à mot :
 
Partie droite, colonne de gauche (7 caractères) : bing zhen : [au jour] bingzhen - bu: divination - Ke: [le devin] Ke - zhen: demande d'oracle [sur ceci :] - wo : nous - shou: obtenir ;
 
colonne de droite (2 caractères) shu: millet - nian: récolte de l'année
(« Au jour bingzhen, divination. Par le devin Ke demande d'oracle sur ceci: est-ce que nous obtiendrons une récolte de millet ? »).
 
Partie gauche, colonne de droite (8 caractères) : bing zhen : [au jour] bingzhen - bu: divination - Ke: [le devin] Ke - zhen: demande d'oracle [sur ceci :] - wo : nous - fu : ne pas - qi : probablement ;
 
colonne de gauche (3 grands caractères, 2 petits) : shou : obtenir - shu : millet - nian: récolte de l'année - si: quatre - yue: lunaison
(« Au jour bingzhen, divination. Par le devin Ke demande d'oracle sur ceci: est-ce que nous n'obtiendrons donc pas la récolte de millet ? 4ème mois. »)
 
Dans la partie inférieure gauche, à gauche du caractère wu, « 5 » (faisant partie de la numérotation des diagrammes) figurent les caractères shang, « supérieur » et ji, « faste » qui sont la conclusion du devin (« éminemment favorable ») quant à l'analyse de la pièce[3].
 

La Forêt des Pinceaux - André Kneib - Fig. 2 Carapace de tortue portant des inscriptions en jiaguwen.
La Forêt des Pinceaux - André Kneib - Fig. 2 Carapace de tortue portant des inscriptions en jiaguwen. © André Kneib‎



 
 
La calligraphie grand-sigillaire : dazhuan - 大篆
 
 
L'usage le plus tardif des jiaguwen remonte aux Zhou Occidentaux (1121- 771) lorsque l'écriture s'installe sur un autre support de choix de !'Antiquité chinoise : le bronze. Gravés à l'envers dans les moules des vases rituels, les caractères en usage à cette époque apparaissent la plupart du temps dans le fond des récipients ; ils constituent quelquefois des textes relativement longs destinés à être portés à la connaissance des dieux ou des ancêtres au culte desquels s'adressaient les objets en bronze.
 
Ces écritures, dont les formes générales sont assez proches de celles des jiaguwen qui les ont précédées, se développent de façon plus ou moins ordonnée dans le monde chinois jusqu'à la période d'unification impériale des Qin (221 - 206). On les désigna par la suite par l'appellation générique dazhuan, « grand-sigillaire » (ou encore « écriture du grand sceau », le caractère zhuan signifie à la fois « se répandre », « se propager » et « sceau »), par opposition à l'écriture unifiée sur l'ordre de Qin Shihuang (r. 221 - 210) qui prendra le nom de xiao zhuan, écriture « petit-sigillaire » (ou « du petit sceau »).
 
Les écritures grand-sigillaire, dazhuan, présentent des formes arrondies et anguleuses tout à la fois, leur particularité essentielle étant l'installation des caractères dans des espaces irréguliers (carré, rectangle), elles sont aussi le témoin de la grande diversité des styles et des orthographes en usage jusqu'à la fin de la période des Royaumes combattants.
 
L'histoire traditionnelle de la calligraphie chinoise attribue l'« invention » de l'écriture grand-sigillaire au Grand Scribe Shi Zhou (au service du roi Xuan des Zhou, r. 827 - 781), c'est pourquoi on l'appelle également Zhoushu, l'« écriture de Zhou».
 
 
 
La fig. 3 est la reproduction d'une inscription en grand-sigillaire figurant sur une mesure (un poids d'une livre) en bronze de l'époque Qin, destinée à commémorer l'unification des poids et mesures promulguée par l'empereur Qin Shihuang en 221 avant J.-C. Sous l'estampage figure la transcription en caractères réguliers modernes dont voici la traduction d'Édouard Chavannes  [4]:
 
 
[Texte de la promulgation] : « La vingt-sixième année, le Souverain - empereur acheva de réunir dans sa main tout le monde ; les seigneurs et les Têtes noires jouirent d'un grand calme. Il institua et prit le titre de Souverain-empereur. Alors il ordonna aux conseillers Zhuang et Guan d'uni­ fier clairement toutes les règles, les mesures de longueur et de capacité et les étalons qui n'étaient pas identiques et qui, par leur insuffisance, laissaient place au doute.
 
[Texte du fils et successeur de l'empereur, Er Shihuang] : La première année, l'ordre impérial fut donné aux conseillers Si et Qu : 'Les règles et les mesures de longueur et de capacité, c'est Shi Huangdi qui les a toutes faites.
Elles portent des inscriptions gravées. Maintenant, quoique je lui aie succédé dans son titre, les inscriptions que je grave ne s'égalent point à celles de Shi Huangdi et en restent fort éloignées. Si parmi mes successeurs il en est qui font (des inscriptions), qu'ils ne s'égalent pas à sa gloire parfaite, à sa vertu accomplie. Gravez ce décret!' C'est pourquoi on l'a gravé à gauche pour qu'il n'y ait aucun doute. »
 

La Forêt des Pinceaux - André Kneib - Fig. 3. Deux estampages de l'inscription gravée sur les instruments de mesure
La Forêt des Pinceaux - André Kneib - Fig. 3. Deux estampages de l'inscription gravée sur les instruments de mesure © André Kneib‎

 
 
 
 
La calligraphie petit-sigillaire : xiaozhuan - 小篆
 
 
L'attribution de la paternité de l'écriture petit-sigillaire, xiaozhuan, à l'initiative de Li Si, Premier ministre de l'empereur Qin Shihuang, est aujourd'hui unanimement acceptée. La promulgation d'une seule écriture unifiée et standardisée pour l'ensemble du monde chinois, en 227 avant J.-C., relevait d'une décision politique de première importance. Il faudra attendre plus de deux mille ans pour qu'une opération de la même envergure soit entreprise après la fondation de la République populaire de Chine lors de la mise en place de la réforme de l'écriture à partir de 1952[5].
 
Le petit-sigillaire fut en premier lieu une écriture au service de l'autorité de Qin Shihuang. Imposée par le pouvoir impérial, elle incarne l'ensemble des options politiques mises en application par le nouveau régime à qui elle sert d'instrument de propagande. Diffusée et visible sur les monuments de pierre que sont les stèles, mais aussi sur les nombreux documents officiels en circulation, elle rappelle dans ses formes mêmes, régulières, standardisées disciplinées et unificatrices, l'hégémonie incontestable du vainqueur. Elle fait table rase des diversités et des variantes (on a pu dénombrer, par exemple, jusqu'à cinquante formes du caractère yang, « mouton », ou soixante-seize graphies différentes du caractère ren, « homme » sur les jiaguwen), elle écarte, une fois pour toutes l'inégalité des dimensions et l'asymétrie des formes répandues dans les écritures précédentes.
 
Le caractère xiaozhuan est installé dans un espace rectangulaire régulier, en hauteur, dans lequel sa composition s'équilibre ; quel que soit le nombre de traits qui le composent, il s'allonge ou se comprime afin d'occuper l'espace uniforme qui lui est assigné, cette règle ne connaîtra plus aucune exception jusqu'à notre époque.
 
 
La fig. 4 est le détail d'un estampage de la Gravure sur pierre du mont Yi, Yishan keshi.
 
Cette stèle fut gravée sous les Qin (22 1 - 206 av. J.-C.), peu après la promulgation de l'écriture standardisée. On attribue généralement au Premier ministre Li Si en personne la calligraphie d'une série de stèles gravées puis érigées à l'occasion d'une tournée du Premier empereur Shihuang à travers l'empire. L'exemple présenté ici relate la visite au mont Yi (province du Shandong)[6] ; la stèle originale disparait sous les Tang (618-907), une nouvelle pierre est gravée à partir d'un estampage original sous les Ming puis installée dans la Forêt des stèles de Xi'an (province du Shaanxi).
 
Progressivement tombé en désuétude au profit de l'écriture régulière dite « des scribes », lishu, le petit-sigillaire est réservé à des destinations ornementales et à la gravure des sceaux. À partir des Tang, elle excite à nouveau la curiosité des calligraphes qui la réservent souvent aux inscriptions frontispices de titres d'ouvrages, de peintures ou de pièces de calligraphies.
 

La Forêt des Pinceaux - André Kneib - Fig. 4.
La Forêt des Pinceaux - André Kneib - Fig. 4. © André Kneib‎

 

 
La fig. 5 représente une telle inscription installée à l'amorce d'un rouleau horizontal de calligraphie régulière par le peintre Zhao Mengfu de la dynastie des Yuan (1279 - 1368).
  
On y distingue 6 caractères (de droite à gauche et de haut en bas) :
 
Hu-zhou Miao-yan si ji : Inscription du temple Miaoyan à Huzhou (mot à mot : Hu - zhou : [nom de lieu] Huzhou ; Miao-yan-si : [nom de lieu] Temple Miaoyan; ji: inscription).
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 5 - rouleau horizontal de calligraphie régulière par le peintre Zhao Mengfu de la dynastie des Yuan (1279 - 1368).
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 5 - rouleau horizontal de calligraphie régulière par le peintre Zhao Mengfu de la dynastie des Yuan (1279 - 1368). © André Kneib‎



 
 
La calligraphie des scribes : lishu - 隸書/隶书 
 
 
L'apparition du style d'écriture dit « des scribes » (ou « des chancelleries »), lishu, remonte à la dynastie Qin (221 - 206) ; l'histoire traditionnelle évoque les mésaventures d'un certain Cheng Miao qui aurait mis au point l'écriture nouvelle dans les geôles de Qin Shihuang ou encore les exploits d'un Wang Cizhong des Han postérieurs qui réorganise l'écriture ancienne, « invente le lishu, se transforme en oiseau et disparait dans les cieux ».
 
En réalité, la calligraphie des scribes est considérée comme une émanation du petit-sigillaire, xiaozhuan, et correspond à l'importance quantitative croissante des documents manuscrits qui entrainèrent une production à grande échelle de textes rédigés rapidement au pinceau sur des supports facilement accessibles : bois, bambou, étoffes. C'est le travail des scribes fonctionnaires (en chinois : liren) dès les Qin qui répandra la nouvelle écriture, celle-ci cohabitera tout d'abord avec le petit sigillaire de plus en plus réservé à des usages solennels comme la gravure de stèles avant de le détrôner définitivement sous les Han.
 
De manière générale, le lishu se distingue de par l'installation des caractères dans un rectangle horizontal, par la terminaison appuyée de certains traits descendants, ce qui correspond à la première manifestation de la souplesse du pinceau dont le tracé peut varier en épaisseur en fonction de la force exercée par le poignet, ainsi que par l'apparition d'une série de tracés nouveaux : les points (dans les sigillaires, ceux-ci sont marqués par des traits).
 
Dans leur forme primitive, les documents et les livres chinois se présentaient sous la forme de tablettes de bois ou de bambou reliées entre elles en ligatures plus ou moins volumineuses. Des quantités importantes de ces lamelles sont découvertes dans les oasis du Nord-Ouest chinois au début du XXe siècle. Bon nombre d'entre elles remontent à la dynastie Han (206 av. J.-C. - 220 ap. J.C.) et sont tracées en écriture des scribes, lishu, par des calligraphes accomplis comme celle reproduite fig. 6 qui fait partie d'une série considérée comme représentant les plus beaux spécimens du style. 
 

André Kneib - Figure 6.
André Kneib - Figure 6. © André Kneib‎


 
 
Les pierres et stèles gravées constituent un autre répertoire historique important du style lishu.
 
La stèle dont un détail est reproduit fig. 7 est aujourd'hui conservée dans le temple de Confucius à Qufu. Elle est admirée pour l'élégance de son style des scribes depuis les temps les plus anciens. Elle présente seize colonnes de trente-six caractères chacune, relatant les circonstances de son érection en 156 ap. J.-C. aux frais et à la demande d'un fonctionnaire nommé Han Chi souhaitant commémorer des travaux d'entretien effectués sur le site ainsi que sa donation de vases rituels pour l'occasion.
 
Tout comme ce fut le cas pour les écritures sigillaires, après avoir été un style en usage pour couvrir les besoins fonctionnels de l'écriture, (il sera progressivement remplacé par l'écriture standard régulière kaishu dès la fin des Han), le style des scribes sera réservé à l'usage des calligraphes. Nombre d'entre eux se sont exercés à produire des œuvres originales et personnalisées en calligraphie des scribes. Une bonne connaissance de sa structure et de ses formes fait souvent partie de la formation et des années d'apprentissage de tout calligraphe accompli.
 

André Kneib - Figure 7.
André Kneib - Figure 7. © André Kneib‎

 
 
 
La fig. 8 est un bel exemple d'une telle interprétation de l'ancienne écriture par le peintre-calligraphe Wang Shimin de la fin de la dynastie Ming (1368 - 1644).
 

André Kneib - Figure 8.
André Kneib - Figure 8. © André Kneib‎


 
 
 
La calligraphie régulière : kaishu - 楷書/楷书 
 

L'écriture régulière kaishu est le dernier style d'écriture et de calligraphie dans le schéma du développement chronologique. Il provient directement de l'évolution du style des scribes et ses caractéristiques principales apparaissent dès la fin des Han postérieurs. Mais il faudra attendre les Sui (581 - 618) et le début des Tang (618 - 906) pour que les différentes facettes de son évolution se stabilisent définitivement.
 
 
Le caractère de la régulière (qui doit faire figurer chaque trait et chaque point entrant dans sa composition, sans exception) s'inscrit la plupart du temps dans un carré parfait (plus rarement dans un rectangle en hauteur), des éléments graphiques courbés sont remplacés par des droites franches ou coudées, les formes rectilignes dominent. La structure des caractères respecte un équilibre parfaitement proportionné ; cette écriture atteint sa maturité dès le IVe siècle et sa perfection sous les Tang lorsque les grands maîtres Ouyang Xun (557 - 641), Yu Shinan (558 - 638), Chu Suiliang (596 - 658) et plus tard Yan Zhenqing (709 - 785) et Liu Gongquan (778 - 865) lui donneront ses techniques et ses formes classiques définitives. Celles-ci ne varieront plus jusqu'à nos jours et constitueront la matrice des caractères chinois que l'imprimerie va répandre à travers le monde sinisé à partir du Xe siècle. Les réalisations de ces calligraphes sont considérées comme de véritables monuments de la civilisation chinoise et une bonne connaissance de ces différents auteurs constitue la  base sine qua non de l'apprentissage de la calligraphie.
 
La fig. 9 représente une reproduction d'une partie d'un estampage ancien de la calligraphie régulière de Chu Suiliang. Les quelques caractères reproduits font partie d'un ensemble de deux stèles gravées portant deux textes composés l'un par l'empereur Taizong des Tang (r. 626 - 649) et l'autre par son fils l'empereur Gaozong (r. 649 - 643). Ces textes furent calligraphiés par Chu Suiliang puis installés du temps de l'impératrice Wu Zetian (r. 684-704) au rez-de-chaussée de la pagode de la Grande Oie dans l'enceinte du temple Da ci'en, dans lequel le moine Xuan Zang (circa. 596 - 664) mena à bien la traduction des canons bouddhiques à son retour d'Inde ; elles s'y trouvent encore aujourd'hui.
 
On distingue les sept caractères de la première colonne du texte de l'empereur Taizong : da Tang san cang shengjiao xu ; mot à mot : « grande [dynastie] Tang trois canons [Tripitaka] saints enseignements préface » (Préface aux saints enseignements du Tripitaka sous la dynastie Tang).
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 9.
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 9. © André Kneib‎


 
La fig. 10 représente une section d'un rouleau horizontal calligraphié en régulière par le peintre-calligraphe Zhao Mengfu des Yuan. Ce rouleau est amorcé à son extrémité droite par le frontispice de la fig. 176. Suit une courte préface dont la dernière phrase (Zhao Mengfu shu bing zhuan e :
 
« Zhao Mengfu en a calligraphié le frontispice en sigillaire ») est lisible dans la première colonne de la reproduction.
 
À partir de la deuxième colonne commence le texte de la description du site proprement dit. En voici une traduction :
 
« Le nom original du temple Miaoyan était Dongji. Il se situe à 70 li à l'extérieur de la ville de Wuxing. Il se trouve près de Xulin. À l'est se trouve Wuxu ; au sud, le mont Han ; à l'ouest [le lac] Hongze ; et au nord, [la ville de] Hongcheng. Un torrent clair serpente dans les environs. [Le temple] est à l'écart du bruit et de la poussière [du monde]. Il s'agit vraiment d'un endroit merveilleux (...). »
 
À l'époque contemporaine, l'utilisation de la calligraphie régulière est restée très vive dans toutes les manifestations de la vie publique et privée lorsqu'il s'agit de présenter l'écriture à la vue de tous. La calligraphie des couplets parallèles que l'on fixe par exemple de part et d'autre des portes à l'occasion des fêtes, celle des enseignes de magasins, des plaques des administrations et des sociétés commerciales, des panneaux publicitaires, des logos de la moindre entreprise, des slogans politiques, des frontons des édifices, et plus encore des titres d'ouvrages, est systématiquement confiée au pinceau des calligraphes.
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 10.
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 10. © André Kneib‎

 

  
La fig. 11 reproduit le titre d'une collection consacrée au grand romancier contemporain Lao She (1899 - 1966); celui-ci est dû au pinceau de son épouse Hu Jieqing. 
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 11.
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 11. © André Kneib‎

 

 
 

2. Les styles cursifs

 
 
La calligraphie courante : xingshu - 行書/行书
 
L'écriture et la calligraphie dites « courantes », xingshu, sont ainsi nommées parce qu'elles sont d'usage « courant ». On peut dire en effet que ce style est celui pratiqué par des centaines de millions de personnes qui écrivent en caractères chinois en Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). Il est la graphie naturelle de celui qui a maîtrisé l'apprentissage de la langue écrite au cours duquel on lui a enseigné les principes et la technique d'écriture du caractère dans sa forme régulière, kaishu.
 
D'une exécution plus rapide que la régulière, qui constitue son répertoire de formes, la calligraphie courante relie les différents traits à l'intérieur du caractère, quelquefois elle les abrège, des caractères peuvent être reliés entre eux ; la pointe du pinceau quitte rarement la feuille mais l'aspect général et la lisibilité du texte restent intacts.

Du point de vue du développement, le style courant est présent depuis le début de l'utilisation systématique du pinceau pour l'écriture des scribes, lishu, au début de la dynastie des Han.
 
On attribue généralement à Liu Desheng (actif 146 - 189) et à Zhong You (151 - 230) les premières réalisations remarquables en courante. Mais c'est à l'époque des Six Dynasties (220 - 589) que le génie de grands maîtres comme Wang Xizhi (303? - 361) et son fils Wang Xianzhi (344 - 388) atteignirent des sommets rarement égalés dans la pratique de la calligraphie courante.
 
 
La fig. 12 représente les premières lignes d'une œuvre en calligraphie courante qui est considérée comme un trésor exceptionnel du patrimoine culturel chinois.
 
Le traité De la calligraphie de Sun  Guoting, daté 687, est en effet une pièce de très grande valeur pour deux raisons : il s'agit d'une œuvre autographe authentique de premier plan dans le style de la calligraphie courante, xingshu; il s'agit en même temps de l'un des traités les plus célèbres et les plus importants de l'histoire des textes théoriques sur la calligraphie. Les deux premiers caractères de la colonne à l'extrême droite du document sont shu et pu, mot à mot « calligraphie » et « domaine », ils constituent le titre de la pièce qui est l'une des rares calligraphies originales de la dynastie des Tang (618 - 907) qui nous soit parvenue dans un excellent état de conservation.
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 12.
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 12. © André Kneib‎

 

Voici une traduction des premières lignes de ce traité :
 
« Les meilleurs calligraphes depuis l'Antiquité sont Zhong [You] et Zhang [Zhi] des Han et des Wei ; ils sont sans pareil. Les Deux Wang [Wang Xizhi et Wang Xianzhi] de la fin des Jin sont célébrés comme des prodiges. Wang Xizhi disait: « Je viens d'étudier les calligraphes célèbres. Zhong et Zhang sont certainement sans égal ; les autres ne méritent pas qu'on les regarde. » Il est juste de dire qu'après la disparition de Zhong et de Zhang, [Wang] Xi[zhi] et [Wang] Xian[zhi] devinrent leurs successeurs. [Wang Xizhi] a dit aussi: 'Si l'on compare ma calligraphie à celles de Zhong et de Zhang, celle de Zhong vaut la mienne, ou, comme disent certains, la mienne dépasse la sienne. La cursive cao de Zhang dépasse de peu la mienne, mais lui, il a perfectionné [son art par une longue pratique à tel point] que son encre en a noirci tout un étang »
 
 
 
La calligraphie cursive : caoshu - 草書/草书
 
 
Pour simplifier, on pourrait dire que la calligraphie cursive, caoshu, est une graphie rapide - ou une sténographie - de l'écriture chinoise.
 
D'un point de vue formel, la technique du pinceau est la même que celle de la courante et de la régulière ; les caractères sont fortement abrégés, de nombreux traits sont supprimés, c'est l'ellipse qui prédomine. Les tracés cursifs découlent souvent d'un tracé très accéléré des formes régulières. Quelquefois l'ordre régulier du tracé est modifié afin d'obtenir un mouvement ininterrompu confortable.  La caractéristique principale de la cursive est la dimension gestuelle et le mouvement très expressionniste qu'elle permet au calligraphe de transposer dans sa composition. On remarquera aussi que les pièces en cursive sont souvent en partie illisibles, même par les spécialistes, c'est la raison pour laquelle les ouvrages chinois traitant du sujet donnent des transcriptions en caractères réguliers en regard des pièces cursives difficiles à déchiffrer.
 
Tout comme la calligraphie courante, la cursive est présente en terre chinoise depuis les premières manifestations de l’utilisation du pinceau pour la transcription des caractères d'écriture. Elle est donc un dérivé de tous les styles d'écritures régulières en usage à une période donnée. Les archéologues ont mis au jour des tracés cursifs dérivés des grandes sigillaires, dazhuan, des Royaumes combattants (453 - 221). Mais il faudra attendre la dynastie des Han postérieurs pour voir les calligraphes chinois s'emparer du style pour le porter, au fil des siècles, vers des hauteurs étonnantes, témoin du génie artistique chinois. C'est à cette époque qu'une vague d'engouement pour la cursive déferle sur l'empire, au grand dam d'un certain Zhao Yi qui s'en offusqua au point de rédiger « À bas la calligraphie cursive! » qui est le premier texte chinois exclusivement consacré à la calligraphie[7] dans lequel il reproche à ses contemporains de « s'adonner jour et nuit jusqu'à s'en user les ongles des doigts et s'en ensanglanter les mains à la pratique de la cursive 'non­ conforme', caoshu. » Dans la diatribe restée célèbre, Zhao s'en prend nommément à Zhang Zhi (? - 193? ap. J.-C.) considéré comme l'ancêtre spirituel de tous les calligraphes chinois.
 
 
On distingue trois grands groupes de calligraphie cursive :

- la cursive « ancienne », zhangcao; les caractères déjà fortement abrégés ne sont pas reliés entre eux, ils sont une écriture accélérée du style des scribes, lishu.

- la cursive « moderne » ou tout simplement « cursive », jincao, à partir du IIe siècle ap. J.-C. ; les caractères sont souvent reliés entre eux, des traits sont évoqués au moyen de points, les abréviations sont systématiques, les textes, libérés des contraintes fonctionnelles de la communication écrite, sont calligraphiés pour le plaisir esthétique dès la fin du IIIe siècle.

- la cursive « folle », ou « débridée », kuangcao, dont la pratique se répand à partir du VIIIe siècle; à partir des Tang (618 - 907) les possibilités artistiques de la cursive sont démontrées avec force par des artistes qui la pratiquent avec une liberté nouvelle et sans retenue. Avec des personnalités comme Zhang Xu (ca. 700 - 750) et le moine « fou » Huaisu (ca. 735 - 800?) la calligraphie atteint des formes extrêmes d'expression personnelle.
 
 
La première pièce de calligraphie cursive dont nous disposons aujourd'hui est le Pingfu tie, une lettre du célèbre poète et théoricien Lu Ji (261 - 303) en cursive ancienne, conservée au musée du Palais de Pékin. On peut y observer des caractères cursifs, mêlés à d'autres styles, tracés naturellement, sans artifice et de manière presque retenue, sans doute parce que le poète rédige une lettre à un destinataire, sans intention artistique affirmée.
 
 
La fig. 13 représente le début de l'Autobiographie de Huaisu en calligraphie cursive folle. Considéré comme l'un des génies de la calligraphie cursive, Huaisu relate dans cette pièce magistrale son apprentissage, et tout particulièrement sa rencontre, lors d'un séjour dans la capitale Luoyang, avec les calligraphies de Zhang Xu (658 - 748), lui aussi grand maître exubérant et passionné des Tang que l'histoire a retenu pour ses réalisations en cursive « folle », kuangcao.
 
Ci-dessous figure une traduction du passage reproduit :
 
« [Moi], Huaisu, originaire de Changsha, j'ai vénéré le Bouddha depuis mon plus jeune âge. Lorsque les prières et [la pratique] du chan [me donnaient] du temps libre, j'aimais [m'adonner à] la calligraphie. Ce fut un grand regret [pour moi] de n'avoir pu admirer les merveilleux manuscrits des [maîtres] anciens. »
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 13.
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 13. © André Kneib‎

 

  
Descendant de la famille impériale Ming, Bada Shanren se fit moine après l'invasion de la Chine par les Mandchous en 1644. Il consacra dès lors l'essentiel de son activité à la peinture et à la calligraphie. Souvent considéré comme un excentrique, il est à l'origine d'un courant de peinture monochrome d'une rare vitalité dont l'influence se fait ressentir jusqu'à nos jours.
 
 
La page de calligraphie de la fig.14 correspond à un poème composé en cursive folle, kuangcao, par l'auteur vers 1682 dont voici la traduction :
 
« La belle fille porte un long ruban de soie.
Le vent souffle mais ne parvient pas à le faire toucher le sol. Lorsqu'elle se baisse pour ramasser l'hémérocalle,
Son épingle à cheveux ornée de jade tombe par terre. »
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 14.
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 14. © André Kneib‎

 

 
La dernière illustration que nous proposons (fig. 15) est une reproduction de deux pages d'un ouvrage cher aux calligraphes, collectionneurs et amateurs de calligraphie chinoise. Il s'agit du Grand Dictionnaire de la calligraphie chinoise qui représente un travail colossal de compilation. Les auteurs ont en effet cherché puis collectionné et assemblé, une à une, les graphies multiples de 4 392 caractères tels qu'ils figurent sur des pièces (stèles, estampages de stèles disparues, rouleaux horizontaux, verticaux, colophons de peintures, fragments divers, en tout près de 750 œuvres ont été utilisées) à travers l'histoire et les diverses collections. Ils les ont ensuite classés et ont procédé à un patient travail de collage et d'édition pour les présenter dans l'ordre du dictionnaire chinois qui range les caractères par « clefs » (en tout 214). Ce faisant, ils ont mis à la disposition du public un outil de référence incomparable qui permet en un coup d'œil d'étudier et d'apprécier comment les grands maîtres (360 calligraphes sont concernés) ont traité tel ou tel caractère dans tel ou tel style. Un exercice fort utile à l'étudiant consisterait à repérer sur ces deux pages les différents styles du caractère « calligraphie[r] », shu, en le comparant aux exemples proposés dans cet exposé.
 

La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 15.
La foret de pinceaux - André Kneib - Figure 15. © André Kneib‎



André Kneib, maître de conférences en langue chinoise et calligraphe.
Communication à la Chapelle de la Sorbonne, Paris, 1998
 

 
Bibliographie

André Kneib et l'art de la calligraphie chinoise, Stephen J. Goldberg, 2019, Paris, Meroe. 192 pages. ISBN : 979-10-95715-09-2
 
 
Notes

[1] On consultera l’ouvrage incontournable de Jean-François Billeter :
Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements, Allia, Paris, 2010, 414p.

[2] Pour les pièces conservées en France au musée national des Arts Asiatiques-Guimet, on consultera : Lefeure, Jean A., Collections d'inscriptions oraculaires en France, Institut Ricci, Taipeh­ Paris-Hong-Kong, 1985.

[3] Cf. Vandermeersch, Léon, Wangdao ou la voie royale, École Française d'Extrême-Orient, vol. CXIII, Paris, 1980, tome Il, pp. 300-301.

[4] Cf. Chavannes, Édouard, Les Mémoires historiques de Se-ma Ts'ien, Adrien Maisoneuve, Paris, 1967, Tome second, p. 550.

[5] Cf. Chen, John T.S., Les Réformes de l'écriture chinoise, Mémoires de l'Institut des Hautes Études Chinoises, P.U.F., Paris, 1980.

[6] Pour une traduction de l'inscription, cf. Chavannes, Les Mémoires historiques, op. cité, pp. 551-553.

[7] Pour une transcription du texte et une traduction commentée, on consultera Acker, William, R.B., Some Tang and Pre-T'ang Texts on Chinese Painting, Hyperion Press (reprint), Wesport, Connecticut, USA, 1979, p. LIII-LXII.