La diaspora berbère ou amazighe : musique, littérature, cinéma et nouveaux médias

La diaspora berbère a été active à plusieurs niveaux. Elle participa au développement économique des pays d'accueil et d'origine, à la production de musiques, de littératures et de films en berbère ainsi que dans les langues parlées dans les différents pays où elle est présente.
Une journée au soleil - documentaire Arezki Metref et Marie-Joëlle Rupp_Affiche Inalco
Une journée au soleil - documentaire Arezki Metref et Marie-Joëlle Rupp_Affiche Inalco © Inalco‎

Comme dans le cas d’autres communautés diasporiques, parler de la diaspora berbère en France revient, à première vue, à parler de commerces, de restaurants et de bistrots, souvent reconnaissables dans les rues par leurs symboles et leurs noms berbères. Le beau documentaire d’Arezki Metref et de Marie-Joëlle Rupp, Une journée au soleil (2017), montre que les cafés berbères ont joué une fonction culturelle et artistique qui, au-delà des saveurs du palais, enrichit celles de l’esprit. Ils ont en fait constitué pour les émigrés un lieu de refuge, de rencontre politique, et aussi de divertissement en offrant une scène aux chanteurs et aux musiciens pendant les soirées d’animation.

Mais de quelle diaspora berbère parlons-nous ? La diaspora berbère, aujourd’hui souvent appelée « amazighe » (du mot amazigh ou « homme libre »), est principalement établie en Europe (France, Pays-Bas, Belgique, Espagne, Italie et Allemagne) et dans une moindre mesure aux États-Unis et au Canada[1]. Elle touche environ 2 millions de personnes auxquelles on peut ajouter les quelques descendants des déportés berbères kabyles exilés en Nouvelle-Calédonie pendant la période coloniale et la petite communauté des Berbères juifs en Israël. En France, la diaspora berbère est l’une des plus consistantes et anciennes, constituée à partir de la fin du XIXe siècle, en provenance de la Kabylie en Algérie, puis des Imazighen (Berbères) du Maroc. Elle est également nombreuse aux Pays-Bas et en Espagne où des migrants berbérophones se sont établis à partir des années 1980, provenant notamment du Rif, dans le Nord du Maroc[2]. En considérant l’extension des lieux d’origine comme des pays d’accueil, et les activités très différenciées entreprises par les migrants berbères, l’on voit que la diaspora berbère est un ensemble fragmenté par rapport aux expériences économiques, sociales, politiques et historiques de ses membres. La production culturelle en diaspora est ensuite ancrée dans la langue vernaculaire des chanteurs et des écrivains, en ce sens que les auteurs utilisent et promeuvent la variation linguistique spécifique à leur région d’origine (par exemple, de la Kabylie en Algérie, du Rif et du Souss au Maroc, du Nefoussa en Libye, etc.) et que leurs publics sont généralement des locuteurs/lecteurs de la même langue vernaculaire. En ce sens, on pourrait parler de « diasporaS berbèreS ». Une exception est cependant la chanson, notamment kabyle, qui a eu un succès auprès du public allant au-delà de ses confins linguistiques, ce qui conduit à utiliser également le singulier « diaspora ».

La chanson

L’un des genres les plus populaires produits lors des émigrations est en effet la néo-chanson amazighe (aussi dite « moderne » pour la différencier des chants oraux et des chansons des années 1940) intégrant les styles musicaux et littéraires provenant de l’oralité avec des inspirations et des instruments du monde entier. En France, des chanteurs de la diaspora kabyle, tels que Slimane Azem, Idir, Lounis Aït Menguellet, Lounès Matoub, Ferhat Mehenni, Karima, Malika Domrane et le groupe Djurdjura ont innové en abandonnant l'orchestration, diffusée sous l'influence de la musique andalouse et égyptienne dans la première moitié du XXe siècle, pour adopter à la place le son des guitares acoustiques et électriques, de la batterie et des synthétiseurs. En termes de thèmes, si la critique sociale et la douleur de l’exil sont toujours présentes, notamment dans la production de la première génération des immigrés représentée par Slimane Azem, un grand nombre des chansons peuvent être qualifiées de « chansons de protestation ». Chanter en kabyle contribue pour les musiciens kabyles au maintien de la langue berbère et participe à la résistance à l'arabisation imposée au Maghreb. Chanter en amazigh en situation de diaspora a aussi conduit certains à se produire sur les scènes de la musique multilingue mondiale, comme c’est le cas pour le groupe Dub Inc., qui chante actuellement en français et en anglais et dont l’un des membres utilise le kabyle : par exemple, dans la chanson « Maché bécif » (Mači bessif, « Ce n’est pas par la force ») autour de l’extrémisme et de la tolérance. Appréciée par les Imazighen un peu partout dans le monde, la nouvelle chanson amazighe est un lieu privilégié des négociations identitaires et de l’expression politique berbères dans la continuité et l’interaction entre la diaspora et les communautés des pays d’origine.

La littérature

Un autre exemple de l’interaction remarquable entre les communautés des pays d’origine et la diaspora amazighe est celui des romans écrits en amazigh. Cela n'est pas un hasard si c’est également en situation de diaspora qu’une grande partie du travail de standardisation de l’écriture en berbère a eu lieu, car cette langue a été censurée et marginalisée en Algérie, en Libye, au Maroc et en Tunisie jusqu’au nouveau millénaire. Le travail sur l’écriture berbère contemporaine a été effectué en France par de nombreuses associations culturelles et par la recherche universitaire, avec notamment à Paris le Centre d'Études et de Recherches Amazighes (Ceram) qui fut ensuite intégré au sein de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et le Centre de recherche berbère (CRB), qui est aujourd’hui l’un des piliers de l’unité de la recherche Langues et cultures du Nord de l’Afrique et Diasporas (Lacnad) de l’Inalco. Ainsi, parmi les sept premiers romans publiés en kabyle dans la période postcoloniale, au moins trois sont publiés en France, comme Il tedyant ger tayed… (De l'histoire à l'histoire, 1994) d’Amar Ouhamza, Ddeqs Nnegh (Il suffit, 1994) de Djafar Chibani, et Tafrara (Aurore, 1995) de Salem Zenia. Cette tendance est encore plus marquante avec le rifain, la langue amazighe parlée dans le Rif au Nord du Maroc : les premiers romans rifains ont tous été publiés aux Pays-Bas. L’émigration, les voyages et la mémoire sont des thèmes centraux dans ces productions, comme dans le cas de Reẓ ṭṭabu ad d teffegh tfukt (Briser le tabou et laisser apparaître le soleil, 1997) de l’écrivain marocain Mohamed Chacha (1955-2016), refugié aux Pays-Bas dans les années 1970. Plusieurs écrivains rifains, actifs au Maroc et aux Pays-Bas, ont produit des romans et des nouvelles ainsi que des pièces de théâtre et des films, comme Mohamed Bouzaggou, Omar Boumazzough et Ahmed Ziani.
 
En conséquence de la politique scolaire coloniale et postcoloniale, il n’est pas surprenant qu’une partie des auteurs amazighs, dans la diaspora comme au Maghreb, aient écrit dans d’autres langues que leurs parlers vernaculaires. La production de romans et de nouvelles en français par des auteurs de la diaspora berbère inclut des noms « historiques », comme ceux de Taos Amrouche, Mouloud Mammeri et Nabile Farès, et elle est encore abondante aujourd’hui. À la vaste production en français s’ajoutent les nouveaux écrits en néerlandais et en catalan d’auteurs d’origine amazighe qui ont obtenu plusieurs prix littéraires, comme les romans en néerlandais d’Abdelkader Benali (Noces à la mer, 1996) et Saïd El Haji (Les jours de shaytan), 2001), et ceux en catalan de Laila Karrouch (De Nador à Vic, 2004), Najat El Hachmi (Je suis aussi catalane, 2004) et Saïd El Kadaoui Moussaoui (Lettres à mon fils. Un catalan pure souche, ou presque, 2011). Ces romans font références aux langues, contextes, imaginaires et personnages berbères mais incluent aussi des références interculturelles. Il y a « l’orgueil » de parler sa propre langue vernaculaire et aussi la revendication d’être porteurs et porteuses de la culture amazighe, bien que celle-ci soit minorisée dans les pays d’origine. Mais plus qu’un discours « ethnique » amazigh/berbère, ces œuvres racontent une quête d’identité qui résiste à l’homogénéité culturelle portée par les pouvoirs intellectuels et politiques nationaux et internationaux.
 
Le cinéma

Il nous faut aussi mentionner le cinéma et les nouveaux médias en amazigh de la diaspora qui sont en plein essor grâce aux opportunités de professionnalisation et aux supports techniques. Citons les deux belles réalisations primées internationalement, Adios Carmen (2013) de Mohamed Amin Benamraoui et La Maison jaune (2007) d’Amor Hakkar, et le court-métrage Le Tuteur de Madame la Ministre de Djamila Amzal primé au Festival international du film amazigh en Algérie (2008). En outre, l’internet offre une plateforme formidable à la communication, ce qui a été bien exploité par les diasporas berbères. La communication « virtuelle » participe à générer et à transmettre la mémoire culturelle, l’innovation artistique, et la construction des identités amazighes aux niveaux local et global en renforçant les interactions entre la diaspora et les pays d’origine.

Pour conclure, aujourd’hui les sites web et les réseaux sociaux forment un point de référence rassembleur du discours culturel et politique amazigh et diffusent la production musicale, littéraire et cinématographique développée entre autres par les artistes et les écrivains berbères en situation diasporique.
 
Daniela Merolla
Professeure de littérature et art berbères, Inalco

Pour en savoir plus : petite bibliographie sélective

Ouvrages
Chaker Salem. Berbères aujourd’hui. Paris: L’Harmattan, 1989.
Daoudi Bouziane et Hadj Miliani. Beurs’ Mélodies : cent ans de chansons immigrées du blues berbère au rap beur, Paris : Seguer, 2003.
Dirèche-Slimani Karima. Histoire de l’émigration kabyle en France au XXe siècle. Réalités culturelles et politiques et réappropriations identitaires, L’Harmattan, Paris, 1997.
Maddy-Weitzman Bruce. The Berber Identity Movement and the Challenge to North African States, Austin : University of Texas, 2011.
Merolla Daniela. De l’art de la narration tamazight (berbère). 200 ans d’études : état des lieux et perspectives. Paris/Louvain : Peeters, 2006.
Merolla Daniela, Naït Zerad Kamal et Ameziane Amar (dir.). Les cinémas berbères. De la méconnaissance aux festivals nationaux. Paris : Karthala, 2019. 

Articles
Chaker Salem. « Quel avenir pour la langue berbère en France ? », Hommes & Migrations, 1994, n° 1179, pp. 40-45.
Khellil Mohand. « Kabyles en France, un aperçu historique », Hommes & Migrations, 1994, n° 1179, pp. 12-18
Lacoste-Dujardin Camille. « Un effet du “postcolonial” : le renouveau de la culture kabyle. De la mise à profit de contradictions coloniales », Hérodote, janvier 2006, n° 120, pp. 96-117.
Merolla Daniela. « Poétique de la migration et renouvellement littéraire aux Pays-Bas », in Thomas Beaufils et Patrick Duval (dir.), Les identités néerlandaises. De l’intégration à la désintégration ?, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, France, 2006, pp. 297-305.
Merolla Daniela. « Cultural heritage, artistic innovation, and activism on Amazigh Berber websites », Journal of African Cultural Studies, 2020, vol. 32, n° 1, pp. 42-59.
Salhi Mohand Akli et Nabila Sadi. « Le Roman Maghrebin en Berbère », Contemporary French and Francophone Studies, 2016, vol. 20, n° 1, pp. 27-36.

[1] La « diaspora » impliquait initialement que les groupes étaient forcés de quitter leur lieu d'origine pour des raisons politiques, économiques ou écologiques. Aujourd'hui, le terme « diaspora » en est venu à inclure les communautés dispersées, que la migration ait été forcée ou non.
[2] En Afrique, on estime que les communautés utilisant la langue amazighe dans ses nombreuses variations locales sont actuellement au nombre d’environ 20 millions, allant du Maroc à l'oasis de Siwa en Égypte, en passant par l'Algérie, la Tunisie et la Libye, ainsi que jusqu’au nord du Mali, du Niger et au Burkina Faso.