Le « mongol bichig », une écriture millénaire en mode survie

Le « mongol bichig », ou « écriture mongole », est l’une des deux écritures utilisées actuellement en République de Mongolie. Son emploi a décru tout au long du XXe siècle, avec l’imposition de l’alphabet cyrillique sous l’influence du voisin soviétique dans les années 1940, si bien qu’aujourd’hui seule une minorité de la population le maîtrise. On assiste néanmoins depuis quelques années à une revitalisation du « mongol bichig » qui pourrait retrouver son statut d’écriture officielle de la Mongolie dans les prochaines années. Retour sur l’histoire et l’emploi de cette écriture.
Graffiti en mongol bichig reprenant un poème sur la vérité du célèbre poète Choinom Renchin, persécuté pendant la période soviétique. Photo © 2019 Nomindari Shagdarsuren.
Graffiti en mongol bichig reprenant un poème sur la vérité du célèbre poète Choinom Renchin, persécuté pendant la période soviétique. Photo © 2019 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎

Origines du mongol bichig
 

Écriture "mongol bichig" manuscrite au stylo à plume. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren.
Écriture "mongol bichig" manuscrite au stylo à plume. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎


  
Plusieurs hypothèses sont proposées quant à la naissance de cette écriture d’origine sémitique. L’alphabet mongol a possiblement été emprunté par les Mongols aux Ouïghours au début du XIIIe siècle, alors que se construisait l’empire de Gengis Khan. Le Yuanshi, texte historique chinois rédigé en 1370, mentionne que l’instruction des fils de Gengis Khan était assurée par un scribe ouïghour nommé Tatatonga. Ce scribe de la tribu des Naiman, vaincue en 1204, utilisait cet alphabet et aurait ainsi contribué à sa diffusion. Selon une autre hypothèse, défendue notamment par l’historien Ts. Shagdarsüren, cet alphabet aurait été emprunté vers le Ve siècle à la fois par les Ouïghours et les Mongols à l’écriture sogdienne, elle-même d’origine araméenne. Quoiqu’il en soit, son usage semble se généraliser au début du XIIIe siècle, dans un contexte où il devenait nécessaire d’administrer ce large territoire que constitue l’empire mongol. Le mongol bichig restera l’écriture officielle mongole jusqu’au début du XXe siècle.
 
 

Manuel de "mongol bichig" montrant différents styles typographiques. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren.
Manuel de "mongol bichig" montrant différents styles typographiques. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎

 
 
 
Caractéristiques du mongol bichig
 
Le mongol bichig, également appelé « écriture ouïghoure » (uigarjin bichig), « écriture khudam », « écriture ancienne » (khuuchin bichig), « écriture nationale » (ündesnii bichig) ou encore « écriture verticale » (bosoo bichig), est une écriture alphabétique qui se lit de haut en bas et de gauche à droite. Son alphabet compte 33 lettres – 7 voyelles, 17 consonnes et 9 lettres réservées à la notation des consonnes dans les mots d’origine étrangère – qui se déclinent chacune en trois versions selon leur position dans le mot (initiale, médiane ou finale).
 
Les phonèmes comme a/é, o/u, ö/ü ou encore d/t, j/z, ts/ch sont notés par une même lettre, ce qui permet une compréhension qui transcende les différences dialectales mongoles. En outre, le mongol bichig étant basé sur la morphologie de la langue, il conserve la structure linguistique de cette dernière, donnant un immense champ d’exploration lexicographique, étymologique et historique de la langue mongole. À l’instar du français, le mongol bichig reflète en revanche relativement peu la prononciation de la langue mongole actuelle.
 
 

Khadag, une écharpe d’offrande et honorifique comportant les mots « khiimor’, mend » (« vitalité, bien-être ») en "mongol bichig". Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren.
Khadag, une écharpe d’offrande et honorifique comportant les mots « khiimor’, mend » (« vitalité, bien-être ») en "mongol bichig". Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎


 
 
« Inscription de la pierre de Gengis »
 
Le plus ancien texte mongol écrit en mongol bichig retrouvé à ce jour est « L’inscription de la stèle de Gengis », découverte dans l'actuelle République de Bouriatie (Fédération de Russie) en 1802. Il s’agit d’un texte de 21 mots en 5 lignes dédié à Yesünge mergen, le fils de Khasar (petit frère de Gengis Khan). Le texte rapporte qu’il avait tiré à l’arc et atteint son but à une distance de 335 brasses (soit plus de 612 mètres) lors d’une réunion festive que Gengis Khan avait organisée à son retour sur sa terre natale, après avoir conquis Khârezm en 1225. La stèle, de granite, mesure 202 cm de haut et 74 cm de large, pour une épaisseur de 22 cm, et est conservée au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.
 

Passage du mongol bichig au cyrillique au XXe siècle
 
Alors que la Mongolie devient un pays satellite de l’URSS, la politique gauchiste radicale de cette dernière conduit à stigmatiser dès les années 1920 l’écriture mongole comme un élément culturel des aristocrates et religieux (bouddhistes), par opposition au reste de la population, alors majoritairement illettrée. Le Komintern parvient à convaincre de l’obsolescence du mongol bichig pour renforcer l’influence politique soviétique en Mongolie. En 1925, le IVe congrès du Parti Révolutionnaire du Peuple Mongol (PRPM) annonce qu’il a pour objectif de « rendre plus facile l’écriture mongole ». En 1930, le VIIIe congrès du PRPM fait adopter l’alphabet latin, « proche de la culture nouvelle », et de généraliser son usage pour 1932, mais cet objectif ne sera pas atteint. Malgré les tentatives d’introduction de cet alphabet tout au long des années 1930, la réunion du Comité central du PRPM et du Conseil des Ministres annoncent en 1941, sous la pression politique, l’abandon du mongol bichig dès 1944, supplanté par l’alphabet cyrillique à 35 lettres (soit deux lettres de plus que le russe).
 
En 1945, le Comité central du PRPM et le Conseil des Ministres de nouveau réunis constatent que seulement 20% de la population a appris l’écriture nouvelle et annoncent un nouvel objectif : l’emploi du cyrillique dans l’intégralité des affaires d’État et des publications à partir de 1946. En conséquence, la Mongolie devient en 1962 le premier pays à avoir éradiqué l’illettrisme par une politique combinée de scolarisation obligatoire et de simplification de l’écriture.
 
De l’autre côté de la frontière mongolo-russe, les Bouriates, peuple mongol le plus septentrional, subissent le passage au cyrillique (à 36 lettres[1]) dès les années 1930 – avant les Mongols de Mongolie – tandis qu’au sud de la Mongolie, en Mongolie-Intérieure, les Mongols de Chine conserveront le mongol bichig jusqu’à aujourd’hui, en se passant du cyrillique.
 
Au début des années 1990, le mongol bichig connaît une revitalisation en Mongolie, alors que les régimes socialistes mongol et soviétique se sont effondrés. S’il a été question de réintroduire le mongol bichig comme écriture officielle en Mongolie, cette question a été reléguée au second plan du fait de l’instabilité gouvernementale et d’une situation socio-économique extrêmement fragile, entravant de fait la maîtrise de cette écriture par l’ensemble de la population.
 
Le mongol bichig continue néanmoins d’être enseigné comme matière à part entière dans les écoles secondaires de Mongolie. De plus, le gouvernement mongol a pris plusieurs mesures pour la revitalisation de cette écriture, à travers une succession de programmes nationaux : « Mongol bichig-1 » (1995-2005) ; « Mongol bichig-2 » (2008-2015) ; la Loi sur la langue mongole (2015) et « Mongol bichig-3 » (adopté en 2020). Enfin, la calligraphie de cette écriture est inscrite depuis 2013 sur la Liste du « patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente » établie par l’Unesco.
 
 

Divers livres dont les couvertures font apparaître des titres en mongol bichig, parfois aux côtés du cyrillique mongol. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren.
Divers livres dont les couvertures font apparaître des titres en mongol bichig, parfois aux côtés du cyrillique mongol. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎
Une boîte de bouteille de nermel arkhi, eau-de-vie distillée à base de lait. Le nom de l’alcool est « Shigüderi » (prononcé « shüüder » dans la langue parlée actuelle) signifiant la rosée. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren.
Une boîte de bouteille de nermel arkhi, eau-de-vie distillée à base de lait. Le nom de l’alcool est « Shigüderi » (prononcé « shüüder » dans la langue parlée actuelle) signifiant la rosée. Photo © 2021 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎



 
Vers une accélération de la revitalisation ?
 
Dans un contexte de regain des mouvements nationalistes, l’écriture mongole est de plus en plus mise en avant comme une spécificité, marqueur d’identité culturelle, et seule écriture capable de noter les subtilités de la langue mongole. Elle est abondamment utilisée dans le milieu de l’art : peinture, calligraphie et objets de décoration.
 
 

Tableau calligraphique en mongol bichig dédié au khöömii (chant diphonique) par Tamir Samandbadraa. On peut y lire les mots « us, tenger, gazar » (« eau, ciel et terre ») ainsi que le couplet d’un chant de louange au khöömii par Ganzorig Nergüi. Photo © 2
Tableau calligraphique en mongol bichig dédié au khöömii (chant diphonique) par Tamir Samandbadraa. On peut y lire les mots « us, tenger, gazar » (« eau, ciel et terre ») ainsi que le couplet d’un chant de louange au khöömii par Ganzorig Nergüi. Phot © DR‎
Triptyque calligraphique représentant les mots « khümün, tenger, gazar » (« humain, ciel et terre ») par l’artiste Naidandorj Enkhbaatar. Photo © 2019 Nomindari Shagdarsuren.
Triptyque calligraphique représentant les mots « khümün, tenger, gazar » (« humain, ciel et terre ») par l’artiste Naidandorj Enkhbaatar. Photo © 2019 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎

 
  
En septembre 2020, le gouvernement chinois annonce que la majorité des enseignements dispensés jusqu’alors en mongol dans certaines écoles de Mongolie-Intérieure seront désormais remplacés par des enseignements en mandarin. Cette politique, perçue comme une assimilation forcée, a suscité protestations et violences en Mongolie-Intérieure, mais aussi un grand émoi en République de Mongolie, et ailleurs dans le monde : aux États-Unis, au Japon, en Suède et en France, les manifestations et rassemblements publics en signe de solidarité ont été nombreux malgré la Covid, tout comme le recours au hashtag #SaveTheMongolianLanguage. En effet, la disparition de la langue et de l’écriture mongoles en Chine signifierait une perte irréversible de plus de 60% de ses locuteurs dans le monde.
 
Le gouvernement mongol a annoncé en 2015 le retour du mongol bichig comme écriture officielle en Mongolie à partir de 2025. Depuis quelques années, l’usage du mongol bichig apparaît timidement sur les réseaux sociaux, tandis que les publications dans cet alphabet se multiplient lentement en Mongolie. Une première étude nationale menée en 2021 sur la maîtrise du mongol bichig chez les fonctionnaires dévoile que 85% d’entre eux demandent une formation à cette écriture. On ne peut que constater l’ampleur du défi, à hauteur des enjeux de la préservation du mongol bichig.
 
 

Graffiti en mongol bichig reprenant un poème sur la vérité du célèbre poète Choinom Renchin, persécuté pendant la période soviétique. Photo © 2019 Nomindari Shagdarsuren.
Graffiti en mongol bichig reprenant un poème sur la vérité du célèbre poète Choinom Renchin, persécuté pendant la période soviétique. Photo © 2019 Nomindari Shagdarsuren. © DR‎

 

 
Et à l’Inalco ?
 
Dans la mesure où nous enseignons à l’Inalco le mongol dit « standard », actuellement en usage en République de Mongolie, les étudiants sont formés en cyrillique en grammaire et en pratique écrite et orale. Ils bénéficient néanmoins, comme en Mongolie, d’un enseignement dédié de mongol bichig, à raison d’une heure et demie par semaine, dès la L1.
 
 
 
Charlotte MARCHINA et Nomindari SHAGDARSUREN

Charlotte MARCHINA, maître de conférences en langue et civilisation mongoles. Portrait.
Nomindari SHAGDARSUREN, chargée de cours en langue mongole.

 
 
Bibliographie
 
C. Atwood, Encyclopedia of Mongolia and the Mongol Empire, Facts on File, New York, 2004.

E. Mönkh-Uchral, «Mongolchuudyn bichgiin soyolyn tüükh[Histoire de la culture d’écriture mongole] », Ekh khel bichig [Langue et écriture maternelle], n°1, Institut de langue et littérature, Académie des Sciences de Mongolie, Ulaanbaatar, 2012.

S. Nyamdorj, Mongol bichgiig khalakh bodlogo: Shaltgaan, kheregjilt, ür dagavar [La politique sur l’abandon de l’écriture traditionnelle mongole : raisons, mise en œuvre, conséquences], Ulaanbaatar, 2012.

J. Legrand, Parlons mongol, L’Harmattan, Paris, 1997.

Ya. Nadmid, Mongol bichgiin zöv bichikh tol’ bichig [Dictionnaire orthographique de l’écriture traditionnelle mongole], Ulaanbaatar,1990.

N. Urtnasan (éd.), Mongol ündestniibiyet bus soyolynöv [Le patrimoine culturel immatériel des Mongols], Ulaanbaatar, 2010.
 
 
Articles en ligne et sites internet
 
B. Jargalmaa, « Sudalgaa : Töriin alban khaagchdyn 46% n’ ündesnii bichgeer alban khereg khötlökhod belen bish, 85%-d n’ surgalt kheregtei [Etude : 46% des fonctionnaires ne sont pas prêt.es à utiliser l’écriture nationale dans des documents officiels, et 85% auraient besoin d’être formés] », https://ikon.mn/n/29re
 
http://mongol-bichig.dusal.net/
 

Note
[1] La langue bouriate dispose d’un son supplémentaire par rapport au mongol standard, ou khalkh : le « h » aspiré, noté par cette même lettre.