Le salar

Le salar (en salar : salır gaçı) constitue, avec le yoghour et le gïrgïs, l’un des trois parlers turcs spécifiques à la Chine. Il se divise en deux variétés, l’une pratiquée dans la région de l’Ili, au nord du Xinjiang, et l’autre, qui compte le plus grand nombre de locuteurs, dans l’est du Qinghai, plus particulièrement dans le comté autonome salar de Xunhua.
Pays et régions autonomes où une langue turque a un statut officiel ou est parlée à la majorité Peuples turcs
Pays et régions autonomes où une langue turque a un statut officiel ou est parlée à la majorité Peuples turcs © DR‎

Cette dernière se divise elle-même en deux dialectes qui se distinguent surtout l’un de l’autre par certains aspects de leur phonologie. Après avoir été pendant longtemps considéré comme un dialecte du parler karlouk aujourd’hui qualifié d’ouïghour, un consensus semble désormais établi sur le caractère oghouz du salar. Il convient néanmoins de signaler que ce dernier présente un certain nombre de caractéristiques qui paraissent difficilement pouvoir s'expliquer autrement que comme le résultat de l'influence de dialectes turcs ne relevant pas de l’oghouz.
 
Quant au yoghour (en yoghour : yoğur söz), également connu sous le nom de sarïgh yoghour, soit, littéralement, « ouïghour jaune », ou encore sous celui de yoghour occidental, c’est un dialecte turc de Chine se rattachant très vraisemblablement au groupe sibérien. Il est parlé pour l’essentiel dans le comté autonome yoghour de Sunan, situé dans la partie centrale de la province du Gansu. Ses locuteurs, qui sont environ 4600, forment une partie des Yoghours, communauté ethnique d’approximativement 14000 personnes professant le bouddhisme lamaïque et se divisant en trois sur le plan linguistique. A ceux qui parlent la variété de turc à laquelle nous nous intéressons ici s’ajoutent en effet deux autres groupes : l’un comprenant à peu près 2800 personnes pratiquant le yoghor, qui est un dialecte mongol, et l’autre, majoritaire, composé de sinophones unilingues.
 
De nombreux éléments donnent à penser que les Yoghours descendent des Ouïghours proprement dits (à ne pas confondre avec les Ouïghours du Xinjiang, lesquels n’ont choisi de se désigner ainsi qu’au début du XXe siècle), rameau des Turcs ayant joué un rôle important en Haute Asie au Moyen Âge et dont certains aspects de la culture ont influencé à des degrés divers non seulement d’autres groupes turcs, mais aussi les Mongols, qui leur doivent notamment leur principal système d’écriture traditionnel.
 
Les Salars, dépositaires du parler auquel nous nous intéressons, sont majoritairement musulmans sunnites de rite hanéfite, mais divers courants soufis se sont répandus parmi eux entre les XVIIe et XIXe siècles, et le début du XXe siècle a vu s’implanter à Xunhua le mouvement Ikhwân.
 
Les sources historiques sur les Salars attestent leur présence dans la région où la plupart d’entre eux vivent encore aujourd’hui, à savoir le cours supérieur du fleuve Jaune, dans l’est de ce qui correspond à l’actuelle province du Qinghai et au sud du Gansu, dès la fin du XIVe siècle ou, plus précisément, 1370. Il existe également une autre tradition, selon laquelle leur arrivée dans la zone en question aurait eu lieu plus tôt et remonterait au moins au siècle précédent, à l’époque de la domination mongole, dont les Salars auraient été les auxiliaires. Quoi qu’il en soit, on ne dispose de données précises ni sur leur migration ni sur leur installation. La tradition orale salare permet néanmoins de combler dans une certaine mesure cette lacune. Les Salars conservent en effet le souvenir d’une origine centrasiatique de leur communauté, la version la plus courante du récit « ethnogénétique » situant le point de départ du périple de leurs ancêtres dans les environs de Samarkand.
 
Selon les chiffres du recensement général chinois de 2010 (le dernier publié), la population salare compterait 130 607 personnes, dont, selon d’autres données, non officielles celles-là, quelque 87 000 habiteraient à Xunhua. La plupart des Salars seraient salarophones.
 
Si le salar dispose d’un système d’écriture traditionnel du nom de türk oğuş, ce dernier, qui constitue une adaptation de l’alphabet arabe, n’est plus guère connu aujourd’hui que de quelques personnes âgées, et n’a fait l’objet que de très peu d’études, dont deux articles, l’un de Hán Jiànyè (1989), que ce chercheur a publié sous le nom de Yībùlā Kèlìmù, et l’autre, paru récemment, de l’auteur de ces lignes (2020). La description de la langue des textes rédigés en türk oğuş, laquelle diffère à maints égards du salar ordinaire actuel, reste, quant à elle, entièrement à faire.
 
Du fait du cadre imparti pour cet exposé, nous nous en sommes tenu ci-dessous à la présentation de quelques points de morphologie. Le lecteur désireux d’en savoir davantage sur le salar trouvera de plus amples informations dans les documents en bibliographie.

 

Langues turques. Carte. Université Laval, Québec. Jacques Leclerc
Langues turques. Carte. Université Laval, Québec. Jacques Leclerc © DR‎


 
1. Dérivation 

1.1. Suffixes servant à former des noms dénominatifs 

-cI : ağaşcı « bûcheron » < ağaş « bois », satıḫcı « commerçant » < satıḫ « vente, commerce »; -lıḫ ~ -liḫ ~ -luḫ ~ -lüḫ, : otluḫ « pré » < ot « herbe », tütünlüḫ « cheminée » < tütün « fumée », yağmurluḫ « parapluie » < yağmur « pluie »; -cin : purnaḫcin « morveux » < purnaḫ « morve », gaçıcin « bavard » < gaçı « parole ».
 
1.2. Suffixes servant à former des verbes dénominatifs 

-lA : derle- « transpirer » < der « sueur », yırla- « chanter » < yır « chanson », yüḫle- « charger » < yüḫ « fardeau »; -sA : oḫusa « avoir sommeil » < oḫu « sommeil », susa- « avoir soif » < su « eau ».
 
1.3. Suffixes servant à former des noms déverbatifs 

-Im (parfois -(U)m après une syllabe contenant une voyelle arrondie) : bilim « connaissance » < bil- « savoir », ülim ~ ölüm « mort » < ül- ~ öl- « mourir ».
 
-(V)n : tütün « fumée » < tüt- « fumer (intransitif) », eḫin « culture » < eḫ- « planter »;
-mA (parfois –mI) : yeme ~ neme ~ nemi « nourriture » < ye- « manger ».
 
1.4. Suffixes servant à former des verbes déverbatifs 


1.1.1. Suffixes de voix 

1.1.1.1. Suffixe servant à mettre certains verbes à la voix passive 


-(V)l ~ -ıl : açıl- « s’ouvrir » < aç- ~ aş- « ouvrir », bilil- « se savoir » < bil- « savoir ».
 
1.1.1.2. Suffixes servant à mettre les verbes à la voix factitive 

-D(V)r ~ -dIr : bildir- « faire savoir » < bil- « savoir », ettir- ~ etdir- « faire faire » < et- « faire »,
iştir- ~ işdir- « faire boire » < - « boire », vaḫtur ~ vaḫtır ~ vaḫdır « montrer » < vaḫ- « regarder ».
 
-ar ~ -ır : çıḫar- ~ çıḫır- « faire sortir », « extraire » < çıḫ- « sortir ».
 
-(V)t : ḫorğat- « faire peur » < ḫorğa- « avoir peur ».
 
1.1.1.3. Suffixe servant à mettre le verbe à la voix réciproque 

-(V)ş : uruş- « se frapper mutuellement », « se battre mutuellement » < ur- « frapper », « battre ».
 
1.1.2. Suffixe de négation -mA~ -ma 

Il sert à former la négation de la plupart des formes verbales.
 
gelme- ~ gelma- « ne pas venir » < gel- « venir », varma- « ne pas aller » < var- « aller ».


 
2. Flexion nominale
 
Le nom peut être affecté de marques de pluriel, de possessif et de cas. Les marques de pluriel, de possessif et de cas s’attachent au nom dans l’ordre pluriel-possessif-cas ou possessif-pluriel-cas, la seconde séquence étant, pour autant que nous ayons pu le constater, beaucoup plus fréquente que la première.
 
2.1. Le pluriel
 
Ce nombre est exprimé au moyen d’un suffixe se présentant sous la forme -lAr : analar « filles » < ana « fille », kişler « personnes » < kiş « personne ».
 
2.2. Les affixes possessifs
 
Ils sont historiquement une série de variantes à forme suffixale des pronoms personnels au génitif.
 
Le salar possède trois affixes possessifs. Le paradigme qu’ils constituent se présente comme suit :
 

salar affixes possessifs
salar affixes possessifs © Inalco‎



Exemples : belim « ma taille » ~ « notre taille » < bel « taille », anam « ma fille » ~ « notre fille » < ana « fille », başıŋ « ta tête » ~ « votre tête » < baş « tête », Golı « son bras » ~ « leur bras » < Gol « bras ».
 
2.3. Les cas
 
Le nom salar peut prendre sept suffixes casuels. Ceux-ci se présentent comme dans le tableau ci-dessous :
 

salar suffixes casuals
salar suffixes casuals © Inalco‎

 
 
Adrien Alp Vaillant            
Docteur de l’Inalco, membre associé du CETOBAC
 
 

Bibliographie

Dwyer (Arienne), Salar: A Study in Inner Asian Language Contact Processes, part 1: Phonology, Wiesbaden, Harrassowitz, 2007.

 

Dwyer (Arienne), “The Turkic Stata of Salar: an Oghuz in Chaghatay clothes?”, Turkic languages 2, pp. 49-83, 1998.

 

Hán (Jiànyè) 韓建業 (sous le nom de Yībùlā Kèlìmù 依布拉•克力木), « Tán lìshǐshàng de sālāwén – tǔěrkèwén » 談歷史上的撒拉文—土爾克文 (De l’« écriture turque » [= türk oğuş], l’écriture historique salare), Yǔyán yǔ fānyì語言與翻譯, vol. 3, 1989, p. 1-4.

 

Hán (Jiànyè) 韓建業, Mǎ (Chéngjùn) 馬成俊, Sāwéihàn cídiǎn撒維漢詞典 (Dictionnaire salar-ouïghour-chinois), Mínzú chūbǎnshè 民族出版社, 2010.

 

Lín (Liányún) 林蓮雲, Sālāyǔ jiǎnzhì 撒拉語簡誌 (Esquisse du salar), Pékin, Mínzú

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Lín (Liányún) 林蓮雲, Sālā hàn hàn sālā cíhuì 撒拉漢漢撒拉詞彙 (Lexique salar-chinois

chinois-salar), Chengdu, Sìchuān mínzú chūbǎnshè 四川民族出版社, 1992.

 

Mǎ (Weǐ) 馬偉, Stuart (Kevin), the Folklore of China’s islamic Salar nationality, Lewiston

NY : E. Mellen Press, 2001.

 

Tenichev (Edkhem Rakhimovitch), Salarskie teksty (Textes salars), Moscou, Akademija nauk SSSR, Institut jazykoznanija, 1964.

 

Tenichev (Edkhem Rakhimovitch), Stroj salarskogo jazyka (Structure de la langue salare),

Moscou, Akademija nauk SSSR, Institut jazykoznanija, 1976.

 

Vaillant (Adrien Alp), Une langue en voie de disparition : le salar au sein de la turcophonie,

thèse de doctorat non publiée, école doctorale : Langues, littératures et sociétés du monde,

ED 265, Institut Nationale des Langues et Civilisations Orientales, Paris, 2017.

 

Vaillant (Adrien Alp), Essai de lexique salar-français, Paris, l’Harmattan, 2019.

 

Vaillant (Adrien Alp), Présentation et esquisse de description de l’écriture traditionnelle

salare ou türk oğuş, Turcica, no 51, 2020.