L’écriture syllabique de l’inuktitut, langue des Inuit de l’Arctique oriental canadien

L’écriture est un phénomène assez récent chez la plupart des Inuit du Canada. Jusqu’au milieu du 19e siècle, elle n’était présente qu’au Labrador, où des missionnaires moraves d’origine allemande avaient introduit un système d’écriture latine (très semblable à celui qu’ils avaient introduit au Groenland).
À partir de 1855, deux missionnaires wesleyens, John Horden et Edwin A. Watkins, introduisirent auprès des Inuit du sud-est de la baie d’Hudson le système d’écriture syllabique que James Evans avait inventé dans les années 1830-40 pour transcrire l’ojibwé et le cri (deux langues de la famille algonquienne).

Evans s’était apparemment inspiré de la sténographie pour inventer ce système. Mais la tradition orale crie postule une origine purement autochtone : dans les années 1830, un Cri des bois nommé Calling Badger aurait rapporté du monde des esprits des morceaux d’écorce de bouleau portant les symboles de l’écriture syllabique.
 
Quoi qu’il en soit, Horden et Watkins révisèrent ce système d’écriture en 1865 afin qu’il transcrive mieux l’inuktitut. Des imperfections demeurèrent : la longueur des voyelles, la distinction entre certaines consonnes (i.e. /k/ ~ /q/, /ɣ/ ~ /ŋ/) et la consonne finale des syllabes fermées n’étaient pas représentées.
 
Mais ce système était facile à apprendre, et un autre missionnaire, le révérend Edmund J. Peck, favorisa beaucoup son utilisation. Prêchant l’Évangile sur la côte est de la baie d’Hudson et au sud de l’île de Baffin pendant presque trente ans (1876-1905), il transcrivit les textes des Moraves dans la nouvelle écriture, et enseigna la lecture et l’écriture aux Inuit. Ceux qui avaient appris à utiliser cette écriture auprès de lui l’enseignèrent à leurs parents, voisins et enfants.
Elle se diffusa ainsi dans tout l’Arctique oriental canadien (à l’exception du Labrador, où la graphie latine des Moraves perdura).
 
Voici ce que l’archéologue danois Therkel Mathiassen écrivit au sujet des Inuit qu’il rencontra au nord de l’île de Baffin lors de la cinquième expédition de Thulé (1921-24) : « L’écriture syllabique de Peck s’est largement répandue chez les Esquimaux d’Iglulik, où les mères l’enseignant à leurs enfants, qui se l’enseignent les uns les autres ; la plupart des Esquimaux d’Iglulik sont capables de lire et d’écrire ce langage assez simple mais plutôt imparfait, et ils s’envoient souvent des lettres ; carnets et crayons sont donc très demandés chez eux. »

Panneau STOP en inktitut. Le premier livre en inuktitut imprimé en caractères syllabiques, « Selections from the Gospels in the Dialect of the Inuit of Little Whale River », imprimé par John Horden entre 1855 et 1856, à Moose Factory, Ontario. Panneau "No Smoking" en inuktitut (supuurusijariaqangngitut).
Panneau STOP en inktitut. © DR / Le premier livre en inuktitut imprimé en caractères syllabiques, « Selections from the Gospels in the Dialect of the Inuit of Little Whale River », imprimé par John Horden entre 1855 et 1856, à Moose Factory, Ontario. DR. © DR / Panneau "No Smoking" en inuktitut (supuurusijariaqangngitut). © DR‎

Une chose semble avoir séduit les Inuit dans l’écriture syllabique : les signes dont elle se compose, quand ils sont couchés sur le papier, rappellent les empreintes laissées par les animaux dans la neige. Il s’ensuit une analogie entre l’écriture et la chasse : de même que l’on suit les empreintes pour attraper le gibier, on suit les signes syllabiques pour saisir le sens. La base atuar(si)- veut dire à la fois ‘lire’ et ‘suivre à la trace’.
 
Vers la fin des années 1920, la plupart des Inuit de l’Arctique oriental canadien connaissaient le syllabaire sans avoir été à l’école. Au cours des décennies suivantes, ils continuèrent à l’utiliser pour leur correspondance privée, pour prendre de courtes notes, et pour lire les textes religieux que les églises imprimaient.
 
Dans les années 1950 et jusqu’au début des années 1960, le gouvernement fédéral canadien pensa que la graphie syllabique finirait par disparaître en raison de ses imperfections. Des linguistes furent chargés de développer pour l’inuktitut une orthographe latine rigoureuse. Cette orthographe n’eut aucun effet sur la pratique des Inuit. Ils n’avaient pas été consultés et leur attachement à la graphie syllabique était fort.
 
Avec l’arrivée du téléphone au début des années 1970, l’emploi de l’écriture syllabique dans les communications interpersonnelles commença à reculer. Mais les années 1970 furent aussi celles où débuta l’enseignement de l’inuktitut à l’école primaire. L’idée de standardiser l’écriture avait par ailleurs fait du chemin. Suite aux démarches entreprises dès 1973 par l’association nationale des Inuit canadiens, Inuit Tapirisat of Canada (aujourd’hui Inuit Tapiriit Kanatami), une collaboration entre des Inuit et des linguistes permit de perfectionner le système de transcription syllabique de l’inuktitut, notamment par l’ajout de signes diacritiques. En 1976, une orthographe standard fut adoptée par l’assemblée générale d’Inuit Tapirisat of Canada. Cette orthographe est toujours celle utilisée pour transcrire l’inuktitut au Nunavut.

Elle comprend 3 séries de 15 signes principaux et 15 signes diacritiques (60 signes en tout) :
https://tusaalanga.ca/node/2506
 
Pendant les années 1980, les Inuit du Nunavik décidèrent de s’écarter légèrement de ce standard. La version qu’ils utilisent comprend 4 séries de 14 signes principaux et 14 signes diacritiques (70 signes en tout) :
https://nunavik-ice.com/en/c/inuktitut-en/inuktitut-syllabics/#
 
Bien que l’écriture syllabique soit omniprésente dans les documents publiés en inuktitut tant au Nunavut qu’au Nunavik, il s’agit généralement de traductions de l’anglais ou du français, très peu lues et souvent illisibles. En ce qui concerne les communications interpersonnelles par internet, le syllabique n’est guère utilisé. Plus généralement, les Inuit n’écrivent pas beaucoup en inuktitut de manière spontanée.
 
Au début des années 2010, la volonté est apparue d’unifier les pratiques orthographiques de tous les Inuit canadiens. En septembre 2019, Inuit Tapiriit Kanatami a adopté un ensemble de caractères latins – l’Inuktut Qaliujaaqpait – comme moyen de transcription utilisable pour tous les dialectes. L’écriture syllabique de l’inuktitut ne s’effacera pas pour autant. Beaucoup d’Inuit canadiens y sont toujours très attachés. Elle est un des symboles de leur identité.
 
Marc-Antoine MAHIEU
Maître de conférences en langue et linguistique inuktitut.
 
 

Bibliographie
 
Harper, Kenn. 1985. "The Early Development of Inuktitut Syllabic Orthography."  Études/Inuit/Studies 9: 141-162.
 
Mathiassen, Therkel. 1928. Material Culture of the Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition, 6, 1. Copenhagen, Denmark: Report of the Fifth Thule Expedition.
 
Patrick, Donna, Kumiko Murasugi & Jeela Palluq-Cloutier. 2018. "Standardization of Inuit Languages in Canada". In Pia Lane, James Costa & Haley de Korne (ed.), Standardizing Minority Languages: Competing Ideologies of Authority and Authenticity in the Global Periphery, 135-153. New York, Routledge.
 
Simon, Mary. "Inuktut Qaliujaaqpait – the product of history and determination." Nunatsiaq News, 30 Sept. 2019: https://nunatsiaq.com/stories/article/inuit-qaliujaaqpait-the-product-o…
 
Stevenson, Winona. 2000. "Calling Badger and the Symbols of the Spirit Language: The Cree Origins of the Syllabic System." Oral History Forum 19: 20-24.
 
Therrien, Michèle. 1990. "Traces sur la neige, signes sur le papier. Significations de l’empreinte chez les Inuit Nunavimmiut (Arctique québécois)."

Population inuit en 2016.
Population inuit du Canada au recensement de 2016. © DR‎