Appel à communication : Résistances et solidarités transnationales avec les artistes et intellectuel·les de Turquie (depuis 1980)

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Résistances et solidarités transnationales avec les artistes et intellectuel·les de Turquie (depuis 1980)

À l’aube de la guerre froide, l’internationalisation de la campagne de libération du poète Nâzım Hikmet forge le mythe de l’écrivain communiste opprimé et incarcéré dans l’imaginaire occidental sur la Turquie. Ce mécanisme de réception s’instaure durablement, pérennisé par l’installation en France d’une communauté artistique turque politisée, des peintres de la Nouvelle École de Paris, aux écrivains inquiétés pour leurs engagements révolutionnaires comme Nedim Gürsel et Ataol Behramoğlu, héritiers indirects de Nâzım Hikmet. Comme le synthétise Timour Muhidine, pour les intellectuel·les de Turquie, « la mythologie romantique de l’exilé politique fonctionne à plein1 », réactivée par les exilé·es du coup d’État de 1971 et les emprisonnements de masse qui s’en suivent2.
Le coup d’État de 1980 constitue un tournant par l’ampleur de la répression qui s’ensuit, avec 650.000 incarcérations3. Nombre d’artistes et d’intellectuel·les de Turquie, visé·es par une répression politique multiforme, ont vu leur cause circuler à l’étranger en s’appuyant sur des réseaux de solidarité transnationaux. Le cinéaste kurde Yılmaz Güney est à cet égard un cas particulièrement visibilisé : après des années de prison en Turquie, il parvient à rejoindre la France dans la clandestinité, où il meurt en exil, peu après avoir été décoré de la Palme d’or au festival de Cannes pour le film Yol, la permission en 1982, qui salue autant l’oeuvre que le parcours du militant.
Dans les années 1990, la question kurde fait l’objet de projections nourries par une utopie politique, ainsi que par un imaginaire orientaliste. Certaines figures, comme la députée Leyla Zana, dont les écrits de prison sont publiés en Europe4, symbolisent cette résonance transnationale. Dès lors, le Grup Yorum formé en 1985, incarne une forme de musique militante, articulant des revendications sociales et révolutionnaires, tout en manifestant un engagement pour la cause kurde.
Avec l’arrivée du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) au pouvoir au début des années 2000, les promesses d’intégration dans l’Union européenne font déclarer au Premier ministre que « la Turquie n’est désormais plus un pays qui juge ses écrivains5 ». Le cas de l’universitaire et conteuse Pınar Selek, poursuivie depuis 1998 pour ses travaux et engagements sur les minorités en Turquie et qui vit en exil en France depuis 2011 pourrait pourtant illustrer la continuité structurelle de la répression envers les intellectuel·les critiques au-delà des changements de régime. Les procès intentés au romancier Orhan Pamuk pour son positionnement en faveur de la reconnaissance du génocide arménien, ou à Nedim Gürsel pour blasphème suite à la publication du roman Les Filles d’Allah, donnent tort à cette déclaration. Les campagnes de soutien envers les deux écrivains relancent en 2005 et 2009 des réseaux de solidarité politico-littéraires transnationaux, et Pamuk obtient dans la foulée la plus haute consécration littéraire, à savoir le Prix Nobel de littérature. Depuis le tournant autoritaire adopté par l’AKP, acté par la répression des manifestations de Gezi Park en 2013, les figures d’artistes et d’intellectuel·les de Turquie persécuté·es se multiplient sur la scène médiatique internationale. Que l’on songe au philanthrope Osman Kavala, écroué pour son soutien au mouvement Gezi, ou à l’artiste kurde Zehra Doğan, les cas des intellectuel·les et artistes se multiplient, tout en préservant une certaine continuité avec les profils historiquement médiatisés. Plus récemment, les peines de prison dont ont écopé des écrivain.es-journalistes comme Aslı Erdoğan (2016), Can Dündar (2015) et Ahmet Altan, ont donné lieu à une production littéraire carcérale immédiatement traduite en français, à l’instar de l’ouvrage Je ne reverrai plus le monde (2019). Ce processus de réception internationale marquée par une forte attention s’observe aussi pour l’oeuvre écrite en prison par Selahattin Demirtaş6, le leader du principal parti pro-kurde, le Parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi, HDP), toujours écroué à ce jour. La romancière Elif Şafak, poursuivie en justice, s’est exilée au Royaume-Uni, tout en optant pour l’anglais comme langue d’écriture, un choix stratégique à l’heure de la mondialisation littéraire.
À partir de leurs exemples, une problématique – formulée volontairement de façon polémique – émerge : faut-il avoir fait de la prison, ou avoir été contraint·e à l’exil, pour être connu·e à l’étranger lorsque l’on est un·e artiste ou un·e intellectuel·le de Turquie ? La répression politique entraîne-t-elle une internationalisation immédiate des oeuvres ? Tout·e prisonnier.e politique doit-il ou elle « faire littérature » pour bénéficier d’une réception internationale ? Dans ce contexte, le livre, ou l'oeuvre d’art deviennent-ils des outils de résistance, des stratégies de défense ou des produits d’exportation à destination de l’étranger ?
Au cours de la période étudiée, les artistes et intellectuel·les de Turquie7 se trouvent ainsi régulièrement en situation d’opposition au pouvoir politique. Si la socio-genèse de la figure de l’intellectuel·le et de son autonomie vis-à-vis du pouvoir y est plus ambivalente qu’en Europe8, les champs artistiques et intellectuels sont régulièrement réprimé·es. Les artistes et intellectuel·les de Turquie sont en effet fréquemment ciblé·es en raison de leur engagement politique, ou voient leur autonomie menacée (par la censure, notamment) — deux dynamiques étant étroitement liées.
Face à cette oppression, la résistance peut prendre la forme d’une mobilisation manifeste, publique et collective, mais aussi une forme discrète, marquée par la clandestinité et l’ambiguïté9. Ces résistances intègrent une dimension transnationale : d’une part, les exilé·es participent à la diffusion de leurs productions au-delà des frontières ; d’autre part, des circulations d’écrits et d’oeuvres d’art entre la Turquie et l’Europe s’organisent par l’intermédiaire de réseaux et de dispositifs que nous nous proposons d’analyser.
Cette circulation repose sur la construction de solidarités, c’est-à-dire de « relation(s) forgée(s) à travers la lutte politique, qui cherche(nt) à subvertir les formes d’oppression10 ». Les formes de résistance manifeste mobilisent des individus extérieurs aux groupes directement concernés pour mener des actions publiques, tandis que des formes plus discrètes suscitent également des engagements à travers des réseaux de soutien, d’entraide logistique ou financière.

Axes et problématiques :

1. Les réseaux de solidarité : quelle est la place et le rôle des « réseaux » dans ces formes de solidarités ? Comment se structurent ces formes de résistances transnationales, par quelles chaînes de solidarité circulent-elles ? Quels sont les mécanismes et les lieux relais dans cette internationalisation ? 

2. La censure et l’autocensure : comment les artistes et intellectuel·les outrepassent la censure, ou jouent de stratégies d’autocensure ? Quelles sont les formes d’invisibilisation ou de mise en lumière permis par ces choix ?

3. Les stratégies de résistance : cet axe invite à questionner les ressources (langue, medium, médias etc) déployées dans ces formes de résistances au pouvoir. Sont-elles différenciées en fonction de l’auditoire auquel on s’adresse, national ou international ? Est-ce que la notion ancienne d’« art engagé11 » est toujours d’actualité, se trouve-t-elle resémantisée depuis les années 2000 ? 

4. Les mythes du procès, de la prison et de l’exil : cet axe invite à porter un regard réflexif sur ces trois « impératifs » dans le parcours des artistes et intellectuel·les de Turquie, notamment leur mobilisation dans la mise en récit des parcours, qui oriente nécessairement la réception à l’étranger.

5. La question du genre : le genre invite à (re)penser la nature et la forme des réseaux de solidarité : comment peut-on envisager des réseaux de sororité ? Quel rôle joue le genre dans ces constructions et ces circulations internationales ?


6. La dimension géographique : peut-on cartographier cette résistance ? Quels lieux ont participé à ces réseaux de solidarité ?


7. Les approches comparatistes : la comparaison du cas des artistes et intellectuel·les de Turquie avec d’autres espaces géographiques proches (Balkans, Caucase, Proche-Orient, Iran, Afghanistan, Asie centrale), ou présentant des dynamiques similaires (l’Argentine, par exemple) est bienvenue. L’étude des circulations de ces solidarités entre les différents continents est aussi encouragée.

Informations pratiques : 

Les candidat·es transmettront pour le 15 décembre 2025, par courriel, aux organisatrices un rapide résumé de la présentation envisagée (2000 signes maximum), une courte notice biographique (1000 signes maximum) à : Voir l'e-mail, Voir l'e-mail, Voir l'e-mail. L’examen de la candidature sera réalisé par le comité scientifique. Les propositions peuvent être soumises en français, en anglais ou en turc.

Comité d’organisation :

  • Jeanne Léna – CERMOM, INALCO 
  • Althéa Karadağ – CERMOM, INALCO 
  •  Noémie Cadeau – CERMOM, INALCO et ECLLA, Université Jean Monnet

Comité scientifique :

  • Timour Muhidine – CERMOM, INALCO 
  • Alexandre Toumarkine – CERMOM, INALCO 
  • Yohanan Benhaim – IFEA 
  • Lucie Drechselová – CETOBAC, EHESS 
  • Sümbül Kaya – EVS, Université de Lyon 
  • Élise Massicard – CERI, Science Po

 

Texte complet de l'appel à communication

AAC-mars-2026.pdf (183.66 Ko, .pdf)