« Corps nomades » : pratiques de genre et identités en transit dans les productions artistiques et littéraires arabes

Voici un appel à contribution pour le panel « Corps nomades : pratiques de genre et identités en transit dans les productions artistiques et littéraires arabes » dans le cadre du XVIème Congrès de SeSaMO (Società italiana per gli Studi sul Medio Oriente). Le congrès, intitulé « Crossings and Contaminations. Practices, languages and politics in transit in the Middle East andNorth Africa », se tiendra à l'Université de Cagliari (Italie) du 3 au 5 octobre 2024.
Ecritures orientales
Ecritures orientales © Inalco‎
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Extrait 

Le phénomène du transit est au cœur même de ce que Dollfus (1994) appelle l’espace Monde, à savoir
« l’espace de transaction de l’humanité, tissé par les échanges de toute nature, de biens, d’informations, d’hommes ». Le quotidien des individus porte en soi les traces de la mondialisation, que ce soit par ce que l’on consomme, par les relations virtuelles créées sur les réseaux sociaux ou par toute autre expédient capable de constituer un lien entre des espaces géographiquement éloignés. L’apparition d’un espace interconnecté a alors joué un rôle central non seulement dans la redéfinition des frontières étatiques, mais aussi socioculturelles. Cela devient particulièrement évident lorsqu’on considère les transformations des pratiques sexuelles et de genre, ainsi que les processus de construction et de perception des identités s’éloignant du modèle binaire et hétéronormatif.
 

Depuis l’époque coloniale, les échanges entre l’ « Occident » et les mondes arabo-musulmans ont eu un impact déterminant sur l’évolution des catégories épistémologiques sous-tendant les domaines du genre et de la sexualité. Comme plusieurs études l’ont souligné, la conception de l’homosexualité en tant qu’identité est étrange aux sociétés arabo-musulmanes prémodernes, qui reconnaissent l’existence de pratiques homoérotiques sans que celles-ci soient considérées comme exclusives ou capables de définir l’identité du sujet (el-Rouayheb 2005, Massad 2007, Lagrange 2021). C’est notamment sous l’influence des représentations provenant de l’Europe et de l’Amérique du Nord que l’idée de l’homosexualité comme identité se répand dans les sociétés de l’autre rive de la Méditerranée. À l’époque comme aujourd’hui, le modèle (euro)américain s’impose comme le modèle dominant, et cela a souvent été instrumentalisé pour discréditer les communautés LGBTQIA+ arabes. D’après Joseph Massad, celles-ci relèveraient d’une construction exogène, importée par un « International Gay » impérialiste qui voudrait universaliser l’épistémologie sexuelle occidentale (Massad 2007). La thèse de l’auteur a rapidement suscité débat et les critiques lui ont reproché, entre autres, de nier l’agentivité des sujets queer arabes, en les présentant comme victimes d’un phénomène qui les dépasse (Lagrange 2021). Toutefois, les propos de Massad semblent traduire des visions répandues au sein des sociétés arabo-musulmanes et notamment dans les cercles les plus conservateurs, d’après lesquels la diffusion des pratiques queer – tout comme des idéaux féministes – constituerait même une forme de perversion, résultant de la contamination avec les mœurs occidentales.


D’une part, cela est d’autant plus paradoxal qu’il renverse la perspective coloniale faisant des « Orientaux » des êtres s’adonnant avec passion aux rapports entre hommes (Kréfa, Le Renard 2020), à un moment historique où l’homosexualité en Europe est encore fortement condamnée. Si on a tendance à oublier qu’en Europe également l’homosexualité a été réprimandée jusqu’à une époque très récente – ce n’est qu’en 1990 que l’OMS retire l’homosexualité de sa liste des maladies mentales –, ce qui est encore moins mis en évidence est le rôle joué par les puissances coloniales dans la condamnation des pratiques homosexuelles. Il suffit de penser que dans de nombreux pays du « Sud global » les lois criminalisant les rapports sexuels entre personnes du même sexe ne sont en réalité qu’un héritage législatif des anciennes colonies (el Feki 2013).


D’autre part, l’absence d’une revendication identitaire accompagnant les différentes pratiques homoérotiques dans les sociétés arabes prémodernes ne nie aucunement la présence d’une panoplie de transgressions du système binaire et hétéronormatif (tels que les muḫannaṯūn [Rowson1991]). Même si projeter nos actuelles catégories d’analyse sur des phénomènes anciens signifierait commettre un anachronisme, ces catégories peuvent néanmoins nous être utiles pour interroger le passé et son éloignement des constructions modernes. Ce passé est alors réinvesti par les artistes et les écrivain·es pour créer des modèles autochtones qui puissent contrer une vision exogène des mouvements féministes et queer. De la filiation revendiquée par les féministes maghrébines avec les reines guerrières dont la Kāhina est l’exemple par excellence (Berrada-Fathi 2013), jusqu’à la réactivation de la figure du ḫawal pour les modernes danseurs hommes de raqṣ šarqī tel que Moe Khansa, les tentatives qui visent à légitimer ces pratiques et revendications, tout en mettant en évidence leur ancrage dans le patrimoine culturel local, sont plurielles.


A la lumière de ce qui vient d’être exposé, ce panel vise à interroger les notions de transit et de contamination sous l’angle de la sexualité, du genre et du rôle que ces deux éléments jouent dans les processus de (re)construction identitaire. À cet égard, nous nous inspirons du concept de « sujet nomade » (Braidotti 1994), qui invite à penser la subjectivité comme un processus et l’identité comme un réseau d’interactions entre différents axes de subjectivisation. En élargissant ces propos à la sphère des pratiques sexuelles et de genre, celles-ci peuvent être appréhendées en tant que constructions fluides déterminées par des phénomènes complexes d’interaction et d’intersection entre paradigmes socioculturels et espaces variés. Comment pouvons-nous analyser la circulation de catégories, de pratiques et de modèles culturels et quel est l’impact qu’une telle circulation exerce sur les discours et les représentations autour du genre et de la sexualité ? De quelle manière le déplacement, et notamment l’exil, peuvent influencer et transformer le rapport du sujet à son identité de genre et/ou orientation sexuelle ? Quelles sont les questions et les limites que la rencontre avec l’Autre fait surgir, à une époque où les dynamiques de perception et de représentation de l’altérité portent encore des traces de l’héritage orientaliste ?


Nous proposons donc de s’intéresser aux productions littéraires et/ou artistiques montrant l’enrichissement constant généré par les migrations physiques et de concepts sur la sphère des représentations, des revendications et des pratiques queer et féministes. À titre d’exemple et de manière non-exhaustive, des réflexions portant sur la réélaboration du modèle (euro)américain (tentatives de forger un lexique queer proprement arabe, phénomènes d’appropriation, de resémantisation et d’hybridation entre les pratiques artistiques locales et les sous-cultures queer provenant d’outre-Atlantique, comme les exhibitions drag et les performances de voguing) seront les bienvenues. De même, nous encourageons les contributions s’intéressant à la manière dont les pratiques de transgression de l’hétéronormativité et de la binarité de genre dans les Suds ont été reçues et resémantisées par les Nords, également dans le contexte des diasporas.

Normes de rédaction : 300-350 mots, avec une présentation du/de la candidat.e, en français ou en italien

Organisatrices 

  • Greta Sala – Inalco, L’università di Napoli “L’Orientale”
    Greta Sala est doctorante en Littératures et civilisations à l’Inalco (Paris), en cotutelle avec l’Université « L’Orientale » (Naples). Dans sa thèse, elle étudie la production romanesque syrienne d’après 2000, en accordant un intérêt particulier à la représentation de l’individu et de son rapport avec la sphère collective, ainsi qu’aux enjeux entourant la construction de l’identité individuelle. Elle se sert d’une approche théorique variée, comprenant les Trauma Studies et les Queer Studies.

 

  • Noemi Linardi – Sorbonne Nouvelle
    Noemi Linardi est doctorante contractuelle à la Sorbonne Nouvelle. Elle écrit une thèse sous la direction de Frédéric Lagrange et Pierre Zoberman intitulée Combattantes : sexe, violence, pouvoir – Mises en roman des femmes en armes. Elle s’intéresse aux écritures de la guerre et aux thématiques de genre dans les productions littéraires arabes modernes, essentiellement d’autrices et d’auteurs du Maghreb et du Machrek, arabophones et francophones.

Contact 

gretasala.14@gmail.com

noemilinardi@gmail.com