« 1995 », un point focal pour repenser le Japon contemporain

Conférence organisée dans le cadre du cycle « L’affaire Aum et l’année 1995 : un tournant pour le Japon contemporain ».
image des explosions au Japon à cause du gaz sarin
Attentas au gaz sarin © Kōbe shinbun‎

L’année 1995 est souvent traitée comme un tournant dans l’histoire du Japon contemporain. Le pays a d’abord été frappé par plusieurs événements marquants comme le séisme de Kōbe (Hanshin Awaji daishinsai) en janvier et les attentats perpétrés par la secte Aum dans le métro à Tokyo en mars. Il est aussi touché par une crise depuis l’éclatement de la bulle économique au début de la décennie qui a pour conséquence une remise en cause du modèle social et économique en vigueur jusqu’alors. Beaucoup de discours ont été produits sur le changement de paradigme initié autour de 1995 sur la post-modernité et/ou la société post-industrielle, dans les domaines historique, économique, sociologique, philosophique et culturel. Nous faisons l’hypothèse que 1995 constitue une matrice qui a conditionné les transformations ultérieures de la société japonaise, tout en constituant une « boîte noire », c’est-à-dire objet d’un refoulement plus ou moins conscient. Y a-t-il un « avant » et un « après » cristallisés autour de cette année ? Si oui, pour quels changements ? Ne reste-t-il pas, malgré tout, des continuités derrière cette façade de « drames » médiatisés caractérisant cette période ? Quelles leçons peut-on tirer de discours et d’études produites sur cette période pour éclairer et repenser le Japon contemporain, voire le monde d’aujourd’hui ?

Le but de cette journée d’étude, organisée 30 ans après 1995, est d’établir une synthèse sur cette année et d’en extraire l’héritage laissé dans le Japon contemporain. La journée est couplée avec celle qui précède à Paris le 20 mars : “L’héritage de l’affaire Aum à la société japonaise : 30 ans après les attentats au gaz sarin du métro de Tokyo”. Les deux manifestations réinterrogent des phénomènes et des changements marquant l’année (ou les années) 1995 dans une perspective transdisciplinaire commune. Les panels de la journée lyonnaise rassembleront également des spécialistes dans des champs variés (littérature, histoire, sociologie, science politique, études culturelles, études cinématographiques, etc.).

Programme

10h – 10h20 : mots d’accueil

Session 1 : 1995 : aperçu général des connaissances

10h20-10h40 : Kenjirō Muramatsu
Le Japon des années 1990 selon la sociologie japonaise

Dans la sociologie japonaise, y compris dans le domaine des pensées dites « contemporaines » (gendai shisō), les discours et les analyses portant sur les transformations marquantes du Japon des années 1990 prolifèrent dans différents domaines : socio-économie, culture populaire et pensées elles-mêmes. Au niveau socio-économique, on souligne souvent des mutations silencieuses et/ou structurelles dans le monde du travail et des liens sociaux (par exemple, baisse de la population active, baisse du revenu moyen, etc.) liées à la stagnation économique post-bulle et amorcées vers le milieu des années 1990, marquant la « post-industrialisation » du Japon (Oguma 2012). Au niveau culturel, on discute souvent de phénomènes de désocialisation (anonymisation, fluidisation, gamification, etc.) des modes et des lieux d’échanges sociaux et de consommation, de manière similaire à la « société liquide » de Bauman (2000), survenus à la veille de la mondialisation et de l’informatisation. Comment ces deux dimensions sont-elles liées ou non ? Quels sont les héritages de ces transformations sur la société japonaise actuelle ?

10h40-11h00 : Edouard L’Hérisson
L’année 1995, une rupture dans la perception des mouvements religieux japonais ?

L’affaire Aum, qui culmine avec l’attentat au gaz sarin perpétré le 20 mars 1995 dans le métro de Tokyo, marque un tournant dans la perception des nouveaux mouvements religieux japonais : d’une part, ces communautés apparaissent comme potentiellement dangereuses aux yeux de l’opinion publique ; d’autre part, leur traitement par les spécialistes du domaine est l’objet d’une réflexion critique. La question de la responsabilité de ces derniers vis-à-vis de la secte est en effet soulevée, notamment au vu de la proximité apparente qu’entretenait Nakazawa Shin.ichi (1950-), figure de proue du mouvement du “nouvel académisme” (nyū akademizumu ニューアカデミズム), avec le gourou Asahara Shōkō (1955-2018). À partir de l’évocation de ce cas Aum, je propose dans cette communication de brosser la trajectoire de la perception des nouveaux mouvements religieux par les cercles intellectuels, des premiers discours produits dans l’avant-guerre jusqu’à ceux contemporains, des cult studies (karuto-ron カルト論) post-attentat. Je tenterai ainsi de mettre en lumière combien l’événement de 1995 met un terme à l’essor d’une perception positive des nouveaux mouvements religieux depuis la fin des années 1970 et marque un tournant critique dont il convient néanmoins d’interroger la portée aujourd’hui.

11h00-11h20 : Chiharu Chūjō
Féminismes et mutations du genre dans le Japon des années 1990 : société, académie et médiaculture

Les années 1990 constituent une période de recomposition majeure pour les féminismes et les enjeux de genre au Japon. Portées par l’essor des Women's Studies et des Gender Studies (jendā sutadīzu), les réflexions académiques se diversifient, intégrant notamment les apports du postféminisme – valorisation de l'autonomie individuelle au sein de la consommation de masse – et des théories queer, qui interrogent la stabilité des catégories de genre et de sexualité. Dans le même temps, la promulgation de la Loi fondamentale pour une société de participation égalitaire (1999), amorcée sous le gouvernement de Hashimoto Ryūtarō, marque une avancée législative, mais révèle aussi des résistances profondes et une persistance des inégalités structurelles. Une forte vague de backlash contre l'égalité de genre et l'éducation sexuelle émerge également dans cette période. En parallèle, la médiaculture japonaise (musique populaire, manga, magazines, téléréalité) participe activement à la reconfiguration des représentations du féminin et du masculin, oscillant entre reproduction des normes traditionnelles et ouverture vers de nouvelles formes d'expression.
Cette présentation propose un tour d’horizon des dynamiques croisées entre société civile, monde académique et sphère médiatique, afin d’analyser comment elles contribuent, à travers tensions et recompositions, à redéfinir les enjeux de genre dans le Japon des années 1990.

11h20-11h40 : César Castellvi
Comment l’année 1995 a-t-elle marqué la recherche en sciences de l’information et de la communication ?

L’année 1995 constitue un tournant dans l’histoire des médias japonais. Elle marque, d’une part, l’âge d’or des médias dits « traditionnels », avec un pic de diffusion de la presse écrite et la domination sans partage des grandes chaînes de télévision. D’autre part, elle est également considérée comme l’année zéro de l’Internet grand public. Outre l’apparition rapide des premiers sites d’information créés par plusieurs organisations médiatiques, le grand tremblement de terre de Hanshin et les dégâts qu’il a provoqués ont donné lieu à un mouvement de solidarité sans précédent, rendu possible en grande partie grâce aux nouvelles possibilités de communication offertes par le Web. L’objectif de cette présentation est de proposer un aperçu des principaux objets de recherche en sciences sociales sur les médias à cette époque. Nous nous attarderons notamment sur les travaux critiques et les réflexions autour de la déontologie professionnelle, la diffusion des cultural studies, ainsi que sur le regain d’intérêt pour l’histoire des médias, dans le cadre des commémorations du quarantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

11h40-12h00 : Julien Bouvard
Culture otaku : le troisième impact de 1995

L’année 1995 constitue un moment charnière dans l’histoire des cultures visuelles japonaises, à la croisée de la crise, de la mutation technologique et de la reconnaissance artistique. Tandis que l’industrie du manga semble atteindre un palier, l’animation japonaise conquiert une légitimité critique nouvelle, incarnée par des oeuvres emblématiques telles que Neon Genesis Evangelion ou Ghost in the Shell, saluées jusque dans les pages de Kinema Junpō comme figures de proue de la « japanimation ». Dans ce contexte, des réalisateurs comme Anno Hideaki et Oshii Mamoru s’imposent comme créateurs majeurs, porteurs d’une esthétique radicale et d’une vision d’auteur. Parallèlement, le jeu vidéo entre dans l’ère de la 3D, participant à la célébration d’une informatisation croissante de la société, au moment même où le terme jōhō shakai (société de l’information) s’impose dans les discours médiatiques et universitaires. Plus largement, comme l’a souligné Azuma Hiroki, 1995 marque l’émergence d’une nouvelle génération d’otaku et un basculement dans leur mode d’engagement avec les fictions, désormais structuré par un régime d’expérience qu’il qualifie de postmoderne. Cette communication proposera un panorama critique de ces transformations, en interrogeant les implications culturelles et symboliques de ce « troisième impact » dans l’histoire culturelle du Japon contemporain.

12h00-12h20 : Antonin Bechler
Le marché du livre en 1995 : vertiges du développement (personnel) ?

Cette présentation s’appuiera sur des données chiffrées (notamment les rapports annuels compilés par l’association des éditeurs japonais) pour proposer une radiographie du marché du livre au Japon en 1995, tant dans le registre de la fiction que dans les autres domaines qui la supplantent désormais au plan commercial, avec un accent particulier sur les ouvrages liés à la spiritualité et au développement personnel, caractéristique de la période à laquelle cette journée d’études est consacrée.

12h20-12h40 : Discussion

12h40-14h45 : Pause déjeuner
Session 2 : Un tournant dans les nouvelles technologies ?
Discutant : Julien Bouvard

14h45-15h15 : Alain-Marc Rieu (U. Lyon 3, IETT)
15 novembre 1995 : émergence au Japon d’une « société de connaissance »

Dans l’ombre d’évènements disruptifs cumulés, 1995 est aussi l’année d’une innovation qui marque la place du Japon dans l’évolution des sociétés industrielles avancées et réoriente l’histoire mondiale. Le 15 novembre 1995, le gouvernement japonais a voté la Loi fondamentale (Basic Law) sur la science et la technologie. La recherche scientifique et l’innovation technologique sont alors officiellement devenues la base de l’évolution de long-terme de la nation japonaise.
Aucun pays ne dispose encore d’un tel dispositif institutionnel, d’une telle conception de l’évolution d’une nation. C’est la solution que le Rapport Draghi propose en 2024 pour l’Union européenne.
L’objectif est de montrer le contexte dans lequel ce projet s’est formé. Il est indissociable de la crise de l’énergie des années 1970, première irruption de la transition environnementale. Il fut d’abord une réponse à la crise de l’énergie et désormais aux contraintes environnementales. Le cas du Japon montre que les contraintes géopolitiques jouent un rôle majeur. L’enjeu était et reste d’opérer une transformation de la conception, de l’organisation et de la fonction des activités de connaissance dans un système économique et social. Vingt ans plus tard, en 2015, la technostructure japonaise a lancé le projet Society 5.0.
Le cas du Japon permet aussi de montrer qu’une telle transformation est profondément disruptive : elle requiert des agencements institutionnels inédits. Les réseaux de pouvoir ont jusqu’à présent entravé cette mutation.

15h15-15h45 : Romain Lebailly (U. Paris 1, Sirice)
Le jeu vidéo japonais en 1995 : un fleuron qui ne connaît pas la crise ?

À première vue, l’industrie vidéoludique semble offrir un contrepoint dans la crise que connaît le Japon en 1995 : le marché, porté par de nouvelles consoles et une pratique qui s’ancre toujours davantage, est en croissance, tandis que les jeux produits au Japon se diffusent dans le monde entier. En traitant tant du contexte industriel que des jeux en eux-mêmes, nous essaierons de dresser un tableau plus nuancé de la situation, pour montrer que l’année 1995 amorce en réalité des changements significatifs. Elle marque une recomposition de l’industrie : les acteurs qui avaient porté l’émergence du jeu vidéo japonais, comme Nintendo et Sega, apparaissent en effet en difficulté, tandis qu’émergent de nouveaux concurrents comme Sony, sur lequel nous nous attarderons. Ce changement d’acteurs n’est pas un simple passage de relais : les logiques de ces entreprises diffèrent profondément, ce qui se répercute indirectement sur le contenu des jeux proposés aux joueurs. Nous montrerons ainsi qu’à l’étranger, le succès de Sony laisse paradoxalement moins de place aux acteurs japonais. En modifiant la manière dont le marché s’organise depuis 1983, l’année 1995 marque également le début d’un rééquilibrage, et annonce la clôture d’un cycle ayant vu le Japon dominer seul l’industrie vidéoludique.

15h45-16h15 : Discussion
16h15-16h30 : Pause café

Session 3 : 男も女もつらいよ
Discutant : Chiharu Chūjō

16h30-17h00 : Claude Leblanc (journaliste-éditorialiste)
Yamada Yôji, un cinéaste populaire à l'écoute d'une société bouleversée

Yamada Yôji, auteur et réalisateur de 90 films, ne bénéficie pas d'une cote de popularité très élevée chez la plupart des critiques de cinéma japonais et étrangers pour qui son oeuvre se résume à des comédies répétitives et sans fondement. Alors que les années 1990 marquent un tournant dans l'histoire politique, économique et sociale du Japon, le cinéaste réalise plusieurs films (Musuko (1991), Gakkô (1993), Torajirô kurenai no hana (1995)) qui abordent des thématiques fortes du moment et vont toucher profondément le public japonais. Très sensible aux évolutions de la société, Yamada est capable de modifier le scénario de ses films pour répondre à l'urgence du moment et adresser des messages ciblés à différents publics. En témoigne le dernier épisode de la série Otoko wa tsurai yo (C'est dur d'être un homme) sorti le 23 décembre 1995 où l'on retrouve l'inénarrable Tora-san s'adressant aux victimes du tremblement de terre qui a secoué la région de Kôbe. Une séquence qui, 30 ans plus tard, demeure l'un des moments forts de cette série pour ses millions d'amateurs et souligne à quel point le cinéaste inscrit son oeuvre comme une réponse personnelle aux évolutions de la société japonaise à tous les niveaux, y compris dans les rapports entre les sexes.

17h00-17h30 : Aline Henninger (U. Orléans, REMELICE)
1995 : de la création de LOUD aux études lesbiennes

En juin 1995, Ôe Chizuko et sa compagne fondent LOUD, lieu proposé pour se rencontrer entre femmes lesbiennes et bisexuelle : c’est un simple studio qu’elles louent, au rez-de-chaussée d’un petit immeuble. Seule la mention « LOUD » sur la boîte aux lettres le distingue d’une habitation personnelle à Nakano. Trois décennies ont passé et LOUD demeure un endroit clé pour que des femmes se rencontrent, et au-delà, pour militer en faveur des droits des personnes LGBT. 1995 marque à la fois une visibilité nouvelle et un réseau d’ampleur plus importante pour les femmes lesbiennes, ainsi que le début d’une convergence entre militantes lesbiennes et militants gai et trans. Si les historiens parlent souvent de la naissance et visibilité du mouvement « LGBT », il reste à analyser ce que recouvre le « L » à partir de cette année 1995, pour comprendre à la fois la visibilité distincte, les chemins séparés puis réunis et les modes d’organisation différents entre ces femmes et militantes lesbiennes et les autres minorités sexuelles.

17h30-18h00 : Discussion
18h00-18h30 : Conclusion
 

Comité d'organisation du cycle :

Antonin Bechler (U. de Strasbourg / IFRJ)
Julien Bouvard (U. Lyon 3 / IETT)
César Castellvi (U. Paris Cité /CRCAO)
Édouard L’Hérisson (Inalco / IFRAE)
Chūjō Chiharu (U. Lyon 3 / IETT)
Muramatsu Kenjirō (U. Lyon 3 / IETT)

Contact : appel.com.jp@gmail.com