Le yoghour

Le yoghour (en yoghour : yoğur söz), également connu sous le nom de sarïgh yoghour, soit, littéralement, « ouïghour jaune », ou encore sous celui de yoghour occidental, est un dialecte turc de Chine se rattachant très vraisemblablement au groupe sibérien. Il est parlé pour l’essentiel dans le comté autonome yoghour de Sunan, situé dans la partie centrale de la province du Gansu.
Pays et régions autonomes où une langue turque a un statut officiel ou est parlée à la majorité Peuples turcs
Pays et régions autonomes où une langue turque a un statut officiel ou est parlée à la majorité Peuples turcs © DR‎

Ses locuteurs, qui sont environ 4600, forment une partie des Yoghours, communauté ethnique d’approximativement 14000 personnes professant le bouddhisme lamaïque et se divisant en trois sur le plan linguistique. A ceux qui parlent la variété de turc à laquelle nous nous intéressons ici s’ajoutent en effet deux autres groupes : l’un comprenant à peu près 2800 personnes pratiquant le yoghor, qui est un dialecte mongol, et l’autre, majoritaire, composé de sinophones unilingues.
 
De nombreux éléments donnent à penser que les Yoghours descendent des Ouïghours proprement dits (à ne pas confondre avec les Ouïghours du Xinjiang, lesquels n’ont choisi de se désigner ainsi qu’au début du XXe siècle), rameau des Turcs ayant joué un rôle important en Haute Asie au Moyen Âge et dont certains aspects de la culture ont influencé à des degrés divers non seulement d’autres groupes turcs, mais aussi les Mongols, qui leur doivent notamment leur principal système d’écriture traditionnel. Les éléments en question sont, entre autres :
 
- l’ethnonyme même de Yoghour, qui constitue une métathèse d’Ouïghour ;
 
- l’emploi de noms claniques attestés chez les Ouïghours, comme celui de Yaghlakar, clan auquel appartenait la famille ayant fondé et dirigé l’Empire ouïghour (744-840), puis le Royaume de Ganzhou (fin du IXe siècle-1028), qu’elle contrôla pendant un peu plus d’un demi-siècle et qui s’étendait sur un territoire comprenant la région habitée aujourd’hui par les Yoghours ;
 
- le fait que le recours au vieux turc ouïghour à l’écrit s’est perpétué chez les Yoghours jusqu’au début du XVIIIe siècle au moins (témoin une copie datant de cette époque de l’Altun Yaruḳ Sudur, traduction en ouïghour du Suvarṇaprabhāsa Sūtra).
 
 
Le yoghour, qui a commencé à faire l’objet de recherches il y a un peu plus d’une centaine d’années, reste peu étudié et si, de ce fait, les rares descriptions de ce dialecte présentent une grande valeur, les différences parfois sensibles que l’on ne manque pas de remarquer entre elles ne sont pas sans susciter des interrogations auxquelles seuls de nouveaux travaux seraient éventuellement susceptibles de répondre.
 
Parmi les nombreux points problématiques qui se dégagent de la confrontation des données fournies par les descriptions évoquées, nous voudrions en citer un qui, à notre avis, donne la mesure de ce qu’il reste à accomplir pour rendre compte du yoghour de manière plus exhaustive. D’après Malov (1967), Tenichev (1966), Chén et Léi (1985) et Roos (2000), les suffixes commençant par n ou l lorsqu’ils s’attachent à une base à terminaison vocalique voient cette consonne devenir occlusive lorsque la base à laquelle ils s’attachent se termine par une occlusive ou une sibilante.
 
Or, selon les données réunies depuis 2015 par l’auteur de ces lignes, chez certains locuteurs la consonne initiale de l’indice du pluriel, l’un des suffixes en question, n’est pas soumise à cette règle. Il s’ensuit que nous sommes en présence, sous ce rapport particulier, de deux systèmes (en fait la situation est peut-être encore plus complexe, car il semblerait qu’il y ait aussi des locuteurs dans le parler desquels la consonne initiale des suffixes de génitif et d’accusatif défini soit toujours n).
 
Par ailleurs, nous constatons qu’il y a désaccord entre les chercheurs mentionnés au sujet de la qualité exacte de l’occlusive à laquelle passe l’archiphonème desdits suffixes : alors, en effet, que Malov et Tenichev estiment qu’il se réalise dévoisé après une sourde, et voisé dans les autres cas de figures, Chén et Léi et Roos considèrent pour leur part qu’il n’a qu’une seule réalisation, voisée selon les deux premiers, dévoisée selon la dernière, d’après qui, soit dit en passant, le yoghour n’aurait pas d’occlusive sonore. Nos propres données, quant à elles, coïncident sur ce point avec celles de Chén et Léi.
 
 
Les observations qui précèdent montrent clairement que donner un aperçu tout à fait fidèle du yoghour dans l’état actuel de la recherche relève sinon de la gageure, du moins n’est pas tâche aisée. Si les données présentées dans l’exposé ci-dessous n’ont donc, il va sans dire, rien de définitif, elles devraient néanmoins permettre au lecteur de se faire une idée de ce dialecte. Le cadre imparti ne nous autorisant à traiter qu’un nombre extrêmement réduit de points, nous avons préféré laisser de côté ceux qui auraient nécessité des développements trop importants pour nous concentrer sur quelques aspects de la morphologie. Pour de plus amples informations, nous renvoyons aux ouvrages en bibliographie.
 
 
1. Dérivation 

1. 1. Suffixe servant à former des noms dénominatifs

 
-çı : araçı « entremetteur » < ara « intervalle », emçı « médecin » < em 
« médicament », lomaḳçı « conteur » < lomaḳ « conte », pıdığçı « enseignant »
< pıdığ « écrit ».
 
1. 2. Suffixes servant à former des verbes dénominatifs 
-A : sana- « compter » < san « nombre », yasa- vivre < yas « année d’âge »;
 
-LA : başda- « commencer » < baş « tête », ḳamna- « exécuter une danse chamanique » < ḳam « chamane », pipiŋna- « critiquer » < pipiŋ « critique ».
 
1. 3. Suffixes servant à former des noms déverbatifs 

-Gı : sanağı « chapelet bouddhique » < sana- « compter »;
 
-Gış : dahrtGış « balance » < dahrt- « peser »;
 
-ım : bılım « connaissance » < bıl- « savoir », yarım « moitié » < yar- « fendre », yülım « mort » < yül- « mourir »;
 
-ma : çoGema « chaise » < çoGe- « s’assoir ».
 

1. 4. Suffixes servant à former des verbes déverbatifs 

1.4.1. Suffixes de voix 

1.4.1.1. Suffixes servant à mettre certains verbes à la voix passive
 
-(V)l(ı) (-ıl, -ul dans presque tous les cas, -après les bases se terminant par r) : yarlı- « se fendre » < yar- « fendre »;
 
-(V)n : alın- « être pris » < al- « prendre ».
 
1.4.1.2.  Suffixes servant à mettre les verbes à la voix factitive 

-ır, -ir, -ur, -ür : yülır- « tuer » < yül- « mourir »;
 
-t : çoGet- « faire s’assoir » < çoGe- « s’assoir », darat- « faire peigner » < dara- « peigner ».
 
 
1.4.2. Suffixe de négation –M(A) (-ma, -me, -ba, -be, -M devant le suffixe –enı) 

Il sert à former la négation de la plupart des formes verbales.
 
barma- « ne pas aller » < bar- « aller », gelme- « ne pas venir » < gel- « venir »,
satba- « ne pas vendre » < sat- « vendre », etbe- « ne pas faire » < et- « faire », almenı
« ne prenons pas ! » < al- « prendre », duhtbenı « ne tenons pas ! » < duht- « tenir ».

 
2. Flexion
 
2.1. Flexion nominale

 
Le nom peut être affecté de marques de pluriel, de possessif et de cas lesquels, en cas de cumul, apparaissent dans cet ordre.
 
2.1.1. Le pluriel
 
Il est exprimé par le biais d’un suffixe se présentant sous la forme -LAr (-lar, -ler, -dar, -der, -nar, -ner) chez certains locuteurs, sous la forme -lAr (-lar, -ler) chez d’autres : aGalar « frères aînés » < aGa « frère aîné », çiler « chameaux » < çi « chameau », yağlar « huiles » < yağ « huile », gereller « lampes » < gerel « lampe », ahtdar ou ahtlar « chevaux » < aht « cheval », Gazdar ou Gazlar « oies » < Gaz « oie », erenner ou erenler « hommes (= personnes de sexe masculin) » < eren « homme », aŋnar ou aŋlar « articulations (du corps) <  « articulation ».
 
2.1.2. Les affixes possessifs
 
Le yoghour possède deux affixes possessifs. Le paradigme qu’ils constituent se présente comme suit :
 
1re et 2e personnes : -(ı)ŋ « mon » / « ma », « ton » / « ta » - « notre », « votre »;
 
3e personne : -(s)ı(n) « son » / « sa » - « leur ».
 
Dans l’usage courant actuel, l’emploi du premier de ces monèmes semble limité à quelques noms, dont la plupart de ceux exprimant la parenté : anaŋ « ma/ta/notre/votre mère » < ana « mère », Gızıŋ « ma/ta/notre/votre fille » < Gız « fille ».
 
L’affixe possessif de 3e personne n’appelle pas pour sa part d’observation particulière : atı « son / leur nom » < at « nom », yüsı « sa / leur maison » <  « maison ».
  
2.1.3. Les cas
 
Si l’on s’en tient aux descriptions de Tenichev (1966) et de Chén et Léi (1985), on peut distinguer en yoghour six suffixes casuels. Ceux-ci se présentent comme dans le tableau ci-dessous :
 
 

Tableau suffixes en yoghour.
Tableau suffixes en yoghour. © Inalco‎


 
Adrien Alp Vaillant      
Docteur de l’Inalco, membre associé du CETOBAC
 
 
Bibliographie
Chén (Zōngzhèn) 陳宗振, Léi (Xuǎnchūn) 雷選春, Xībù Yùgùyǔ jiǎnzhì 西部裕固語簡誌 (Esquisse du yoghour occidental), Pékin, Mínzú chūbǎnshè民族出版社, 1985.
 
Chén (Zōngzhèn) 陳宗振, Léi (Xuǎnchūn) 雷選春, Xībù Yùgù Hàn cídiǎn 西部裕固漢詞典 (Dictionnaire yoghour occidental-chinois), Chengdu, Sìchuān Mínzú chūbǎnshè四川民族出版社, 1992.
 
Malov (Sergueï Efimovitch), Jazyk želtyx ujgurov : slovar’ i grammatika (La langue des Ouïghours Jaunes : dictionnaire et grammaire), Alma Ata, Izdatel’stvo akademii nauk kazaxskoj SSR, 1957.
 
Malov (Sergueï Efimovitch), Jazyk želtyx ujgurov : teksty i perevody (La langue des Ouïghours Jaunes : textes et traductions), Moscou, Nauka, 1967.
 
Roos (Martina Erica), The Western Yugur (Yellow Uygur) Language : Grammar, Texts, Vocabulary, thèse de doctorat, Leiden, 2000.
 
Tenichev (Edkhem Rakhimovitch), Todaeva (Bouliache Khoïtchievna), Jazyk želtyx ujgurov (La langue des Ouïghours Jaunes), Moscou, Nauka, 1966.
 
Zhōng (Jìnwén)  鍾進文, Xībù Yùgùyǔ miáoxiě yǔ yánjiū西部裕固語描寫與研究 (Description du yoghour occidental), Mínzú chūbǎnshè民族出版社, 2009.